Exil et création. Retour sur le parcours philosophique et politique de Castoriadis
Exile and Creation. Return to the Philosophical and Political Trajectory of Castoriadis
Nicholas Poirier
Université Paris-Ouest Nanterre, Francia
Résumé Ce texte revient sur le parcours intellectuel de Castoriadis pour réfléchir le lien entre sa situation d'exilé en France et sa pensée philosophique. Sans parler de rapport intrinsèque entre l'existence et la pensée, on peut toutefois entendre certaines résonances entre un parcours de vie marqué par l'exil et un cheminement intellectuel travaillé par le mise en question des concepts philosophiques traditionnels. Ainsi la réflexion menée par Castoriadis, à travers sa critique de l'ontologie déterministe et identitaire, permet d'articuler autrement le rapport entre désordre et institution. Ne pouvant se prévaloir d'aucune autorité sous-jacente, la politique démocratique doit dès lors se composer en vertu de la créativité dont peuvent faire preuve les individus et les sociétés.
Mots-clés Exil; création; imagination; chaos; auto-institution.
ABSTRACT This text looks back at Castoriadis' intellectual path to reflect on the link between his situation as an exile in France and his philosophical thinking. Not to mention the intrinsic relationship between existence and thought, however, we can hear certain resonances between a life path marked by exile and an intellectual course worked by the questioning of philosophical concepts traditional. Thus, the reflection conducted by Castoriadis, through his critique of deterministic and identity ontology, allows us to articulate in a different way the relationship between disorder and institution. Unable to claim to be based on a principle of authority, democracy must do with the creativity of individuals and societies.
KEY WORDS Exile; Creation; Imagination; Chaos; Self-Institution.
Reçu RECEIVED 04/3/2019
Approuvé APPROVED 30/9/2019
Publié published 27/1/2020
Note de l'auteur
Nicholas Poirier, Laboratoire Sophiapaol, Université París-Ouest Nanterre-La Défens, France.
Courrier électronique: nicolaspoirier7@gmail.com
Las Torres de Lucca, Vol. 9, Nro. 16, Enero-Junio 2020, pp. 17-29 . ISSN-e 2255-3827.
Ce texte cherche à réinterroger le parcours philosophique et politique de Castoriadis, en réfléchissant sur les liens qu'il est ou non possible d'établir entre sa situation d'exilé grec dans la France de l'après-seconde guerre mondiale et la pensée philosophique qu'il a développée tout au long de son ?uvre. S'il semble difficile de faire d'emblée le lien entre l'existence de Castoriadis, liée à l'exil, et sa pensée ou son uvre, on peut toutefois entendre certaines résonances entre un parcours de vie, marqué par la rupture avec le foyer natal, et un cheminement intellectuel travaillé par le mise en question de la philosophie héritée, pour reprendre l'expression de Castoriadis, dans sa dimension déterministe et identitaire. L'expérience de l'exil, en tant qu'elle implique un bouleversement des partages géographiques et de la distribution identitaire qui en constitue le corrélat (la culture d'origine comme pourvoyeuse d'identité, les autres cultures comme porteuses de différence et d'un brouillage potentiel de l'identité d'origine), peut se lire aussi dans le cadre du cheminement intellectuel de Castoriadis comme un mouvement de traversée de tous les savoirs qui passe par une mise en question des partitions aussi bien disciplinaires qu'identitaires.
Les années grecques et le départ pour la France
Castoriadis fait partie de ce groupe d'étudiants grecs qui arrivèrent à Paris en décembre 1945 pour poursuivre leurs études. Dans le cadre d'une politique de resserrement des échanges culturels et diplomatiques entre la France et la Grèce, le Ministère des Affaires étrangères et l'Institut français d'Athènes, sous la houlette de son directeur Octave Merlier, avaient en effet octroyé à des étudiants de diverses disciplines des bourses leur permettant de quitter Athènes pour Paris afin d'y poursuivre leurs études (Bordes, 2015, pp. 55-58). Parlant couramment le français, et au vu de ses excellents résultats universitaires, Castoriadis faisait partie des étudiants sélectionnés pour partir en France (Dosse, 2014, pp. 13-31).
Sa situation était alors extrêmement compliquée: après avoir fondé en 1941 avec des militants communistes une revue et un groupe de résistance, Nea Epochi, Castoriadis rejoint l'organisation trotskiste dirigée par Spiros Stinas, se montrant de plus en plus critique vis-à-vis de la ligne bureaucratique et chauvine du Parti communiste grec (KKE), auquel il avait adhéré en 1937, et dont il sera rapidement convaincu du caractère irréformable. Le mouvement trotskiste fut réprimé aussi bien par les forces occupantes que par le mouvement de résistance grec, l'Armée populaire de libération nationale (ELAS), branche combattante du Front national de libération (EAM), dominé par les communistes. Comme le fera remarquer par la suite Castoriadis (2013, pp. 330-331), l'objectif d'un résistant trotskiste grec consistait à survivre à la fois aux persécutions de la Gestapo et du Gépéou local (l'équivalent de la police politique soviétique), organisation qui avait sévèrement réprimé les militants trotskistes engagés dans la résistance. C'est au moment du retrait des forces allemandes de Grèce, en 1944, que commence la première guerre civile grecque, qui opposa les troupes résistantes de l'ELAS, fortes de leur victoire contre les Allemands, et les troupes britanniques, débarquées en Grèce pour empêcher la prise de pouvoir par les communistes.
C'est dans ce contexte politique et militaire qu'il faut appréhender le départ de Castoriadis pour la France en décembre 1945 (Bordes, 2015, pp. 53-54). Militant trotskiste, ferme opposant aussi bien aux forces staliniennes qu'aux troupes d'occupation anglaise, Castoriadis savait que sa vie était en danger s'il choisissait de rester en Grèce. Le gouvernement officiel, soutenu par les Anglais, qui combattait l'Armée populaire de libération nationale dont la principale force était le Parti communiste grec, dirigea en effet une répression féroce contre les milieux de gauche: toute personne suspectée d'activités ou même de sympathies communistes pouvait être arrêtée et même éliminée. Pour les étudiants-boursiers qui avaient participé au mouvement de résistance ou appartenu à des organisations politiques marquées à gauche, notamment la jeunesse communiste, le départ vers la France allait ainsi se transformer en exil, et pour beaucoup en un exil sans retour (Manitakis, 2011, p. 47). Le départ pour Paris représentait donc pour Castoriadis un moyen de sortir d'une situation inextricable qui pouvait mettre en péril son existence, en se donnant un horizon d'action préservé du risque immédiat de la mort et émaillé de possibilités nouvelles.
Parmi les passagers du Mataora, le paquebot qui transporta les étudiants de la Grèce vers l'Italie (c'est par le train qu'ils furent ensuite acheminés à Paris via la Suisse), certains devinrent des artistes et des intellectuels reconnus en France, auteurs d’uvres remarquées -par exemple, à s'en tenir au domaine philosophique, Kostas Axelos, Cornelius Castoriadis et Kostas Papaïoannou (Bordes, 2015, pp. 61-64). Le point commun entre Axelos, Papaïoannou et Castoriadis est qu'ils se sont livrés, sous des formes toutefois très spécifiques pour chacun d'entre eux, à une relecture critique de la pensée de Marx et plus généralement du marxisme. Castoriadis et Papaïoannou n'ont d'ailleurs jamais eu aucune illusion quant à ce que recouvrait le communisme réel, ils auront toujours dénoncé avec la plus grande virulence le totalitarisme stalinien, à rebours d'une bonne partie des intellectuels français, même si cette commune critique s'est déployée en référence à un projet politique différent chez l'un et chez l'autre: l'auto-gestion ouvrière dans le cadre d'une société autonome pour le premier, un socialisme d'inspiration libérale pour le second. De ce point de vue, la contribution d'Axelos à une critique de l'imposture stalinienne est sans doute plus modeste: avant d'être exclu du Parti communiste de Grèce pour déviationnisme et de rejoindre en France à la fin des années 1950 le courant du communisme critique au sein de la revue Arguments, Axelos aura été en Grèce, au début en tout cas, un communiste orthodoxe, ce que ne furent jamais ni Castoriadis, ni Papaïoannou.
L'expérience de l'exil
Ce qui réunit en tout cas les trois penseurs, c'est qu'ils ont plutôt bien vécu l'expérience de l'exil, s'étant intégrés sans énormes difficultés à la société française et ayant plutôt bien réussi leur insertion professionnelle, même si les premières années furent sur le plan matériel assez difficiles, surtout pour Papaïoannou - des trois il fut sans doute celui qui s'est montré le plus nostalgique envers son pays natal, publiant en grec jusqu'aux années 1960 un nombre important de ses textes et n'abandonnant pour ainsi dire jamais son rêve d'un retour aux sources définitif. Il semble d'ailleurs nécessaire de distinguer parmi les passagers du Mataora, quelqu'un comme Castoriadis qui a traversé assez sereinement l'épreuve de l'étranger, de celles et ceux qui ont reconnu avoir souffert de ce départ forcé vers la France, comme la psychanalyste Hélène Mangriotis ou la philosophe Mimica Cranaki. Celles-ci ont dépeint les premières années de leur séjour parisien comme marquées par la solitude, la froideur et le manque de communication (Mangriotis, 1980), d'où un sentiment très vif de mutilation et la reconnaissance d'une perte irrémédiable, marquant le caractère pour ainsi dire définitif de l'exil (Cranaki, 1950, pp. 331-332). Si le terrain initial sur lequel Castoriadis tracera sa voie allait le placer très tôt dans une situation porteuse d'un grand danger, puisque sa vie était mise en jeu, l'exil ne doit pas être perçu dans son cas, à l'inverse de ce qu'ont pu éprouver Mangriotis ou Cranaki, en termes d'aliénation.
Rendu très tôt, en partie grâce à son père, familier avec la France par le biais de sa culture, notamment celle issue des Lumières, parlant d'ailleurs parfaitement le français au moment de son départ, Castoriadis ne se sera jamais senti à proprement parler dépaysé en France. Il faut ensuite noter que si Castoriadis est un intellectuel d'envergure, il est peut-être d'abord un militant révolutionnaire; dans cette mesure l'exil ne lui a pas pesé comme il a pu peser pour les exilés qui ont dû fuir leur pays, en raison de leur appartenance à une minorité religieuse, ethnique, culturelle, par exemple les Juifs d'Allemagne au cours des années 1930. Le philosophe et historien Jean-Michel Palmier remarque à ce sujet que les exilés allemands politiques ont vécu un exil bien moins misérable que ceux ayant dû quitter l'Allemagne parce qu'ils étaient juifs, obligés de survivre dans la plus grande marginalité et privés de ressources matérielles, ne pouvant bénéficier du secours d'une organisation politique assurant à ses membres un minimum d'assurance et de solidarité (Palmier, 1988, p. 339). Ce qui frappe dans le positionnement de Castoriadis, ce n'est donc pas une situation d'équilibre précaire liée à la situation d'exil, mais la tension permanente qui tient à son engagement précoce dans des luttes politiques - sur ce plan son exil parisien ne changera rien à cette configuration initiale.
Castoriadis refusera en effet toujours de choisir entre deux oppresseurs, sous prétexte que la lutte contre l'un des deux camps peut se mener pour de mauvaises raisons. Ce n'est pas parce que les nazis font la guerre aux communistes que ces derniers, entièrement inféodées à Staline et reproduisant ses méthodes à l'échelle de la résistance grecque, ont raison sur toute la ligne: la politique de terreur stalinienne doit en réalité être combattue à un titre analogue. De même, pour prendre les années 1950 et 1960 en France, ce n'est pas parce que des intellectuels se font les porte-paroles de forces réactionnaires hostiles par principe au communisme et à l'idée d'émancipation que la critique de l'URSS devient nulle et non avenue. Tout l'effort théorique de Castoriadis consistera dans cette perspective à dégager l'identité structurelle profonde de deux régimes prétendument opposés, le communisme russe et le capitalisme libéral, qu'il va ranger sous l'étiquette commune de capitalisme bureaucratique, avec toutefois un certain nombre de nuances (capitalisme bureaucratique diffus dans le cas du capitalisme qualifié communément de libéral, capitalisme bureaucratique intégral ou totalitaire pour ce qui concerne le système incarné par l'Union soviétique). Le groupe “Socialisme ou Barbarie," dont Castoriadis sera avec Claude Lefort l'un des principaux théoriciens et animateurs, défendra dans les années 1950 et au début des années 1960 un projet d'auto-gestion ouvrière étendue à toutes les sphères de la vie sociale, à rebours précisément de ces deux formes de domination incarnées par le capitalisme bureaucratique de forme libérale et le capitalisme bureaucratique de forme totalitaire.
Un positionnement en marge des institutions
Castoriadis affirmera donc d'emblée sa singularité qui ne tient pas tant à une identité grecque dont il ne s'est jamais senti dépositaire qu'à l'originalité de sa personnalité s'exprimant sous la forme d'un anti-conformisme assumé. Dans un texte de 1908, “Digressions sur l'étranger,” le sociologue allemand Georg Simmel proposait de définir la situation de l'étranger comme le fait d'occuper une place instable dans un entre-deux spatial aussi bien que culturel. C'est en raison d'un tel positionnement que l'étranger, à la fois dedans et dehors, se trouve en mesure de jeter un regard décalé sur le monde social auquel il n'appartient pas entièrement, lui permettant de voir ce que les autochtones, souvent blasés car enfermés dans des habitudes que rien ne les force à questionner, ne parviennent pas à remarquer. Du coup, l'étranger se tient dans une position d'écart qui favorise une relation empreinte d'une plus grande objectivité vis-à-vis des manières de faire et de voir propres au groupe d'accueil. Cette singulière combinaison de détachement et d'attention a comme conséquences notables, selon Simmel, de libérer chez l'étranger une parole plus libre, moins soumises aux préjugés ambiants, et d'intensifier chez lui les velléités de pensée critique (Simmel, 2013, pp. 663-668; Lapierre, 2002, pp. 72-76).
De ce point de vue, Castoriadis a toujours manifesté un refus radical de toute complaisance conformiste, que ce soit en Grèce dans le cadre de son engagement parmi les trotskistes, en France au sein du groupe “Socialisme ou Barbarie”, et même plus tard, lorsqu'il cessera de militer à proprement parler. Ceci dit, bien que l'hypothèse posée par Simmel soit éclairante dans de nombreux cas, on peut toutefois s'interroger sur sa pertinence à rendre compte de la situation spécifique de Castoriadis. Certes le fait d'être un étranger en France a pu contribuer à placer celui-ci dans une situation de rapport extrêmement distancié avec les formes usuelles de la vie quotidienne. Mais pour ce qui concerne les sphères intellectuelles et politiques, il faut se montrer plus nuancé: si son mépris envers les formes académiques de la reconnaissance intellectuelle est indéniable, il ne tient peut-être pas tant à un décalage entre la personnalité de Castoriadis et les usages propres au système universitaire de son pays d'accueil qu'à une indépendance d'esprit très prononcée. D'ailleurs sur le plan de ce qui fut ses priorités, on comprend que ce qui importait pour Castoriadis n'était pas de faire carrière: il n'a en effet jamais soutenu la thèse de doctorat d’État qu'il avait commencée à la Sorbonne en 1946 sous la direction du logicien René Poirier, pas plus qu'il ne soutint la seconde thèse qu'il avait initiée à la fin des années 1960 sous la direction de Paul Ricoeur, et qui donnera finalement naissance à son uvre maîtresse L'institution imaginaire de la société paru en 1975. Ce qui comptait pour lui, c'était avant tout l'action politique révolutionnaire en tant que membre et animateur du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie.
En fait, si le contexte politique l'avait permis, Castoriadis serait resté en Grèce et aurait sans doute milité au sein d'une organisation révolutionnaire (qu'il aurait d'ailleurs peut-être contribué à créer) et produit des textes théorisant une orientation politique nouvelle. Il n'en reste pas moins, qu'aux dires mêmes de l'intéressé, la situation aurait été sensiblement plus négative:
Malheureusement, il me faut reconnaître, j’en ai peur, que si je n’étais pas parti, je n’aurais certainement pas pu faire ce que je crois avoir pu réaliser en m’exilant. Je ne dis pas que la Grèce m’aurait dévoré… mais dans le fond… mon sentiment est à peu près
celui-ci. (Caumières, 2016, pp. 45-47).
Cela induit, dans l’introspection de Castoriadis et le retour sur son propre parcours, une évaluation positive de l’exil français, lequel aurait comme libéré des possibles et ouvert des perspectives sans doute restées voilées. Du coup, on peut certainement affirmer que son expérience de l'exil a été décisive pour la constitution de sa personnalité intellectuelle et politique, même s'il faut par ailleurs convenir que son une originalité et son refus du conformisme était déjà clairement affirmés en Grèce.
Mais peu importe au fond les raisons profondes: l'attitude de Castoriadis aura été de résister en toute occasion aux diverses tentatives d'intimidation qui enjoignent à ne jamais dire du mal de son propre camp sous prétexte de faire le jeu de l'adversaire (quand on sait par ailleurs que ce camp, soi-disant nôtre, est aussi répressif que le camp adverse contre lequel on n'a par ailleurs jamais cessé de lutter; la trahison, si il y a trahison, étant davantage de son fait). Sa critique sans complaisance du chauvinisme, du nationalisme, et donc des identités collectives conçues de manière rigide, ne s'est nullement atténuée au moment de l'exil parisien. L'épreuve de l'étranger n'a en aucun cas fait naître chez lui la moindre nostalgie pour son pays natal: s'il a vu dans la philosophie grecque pré-platonicienne des ressources afin de repenser l'histoire et la politique en dehors des schèmes déterministes et téléologiques, Castoriadis n'a jamais succombé à la mythologie d'une Grèce originaire à laquelle l'humanité devrait se régénérer. Ce qui l'a intéressé dans certains aspects de la pensée grecque antique comme dans la politique démocratique athénienne, c'est ce qui demeure vivant pour le monde contemporain, les germes propices à féconder le projet d'émancipation politique dont la valeur est universelle et ne constitue d'aucune manière l'apanage d'une forme de culture bien particulière identifiée en tant que Grèce (Castoriadis, 1995, pp. 174 et 192-193). On peut à la limite faire l'hypothèse que l'expérience de l'exil a pu renforcer chez Castoriadis les tendances critiques de sa pensée apparues précocement: une idée, une prise de position ne peuvent se justifier selon lui que parce que celles-ci s'étayent sur une argumentation réfutant par principe tout critère de justification en référence à une appartenance, qu'elle soit civilisationnelle, nationale, idéologique, religieuse. A partir de là, une identité particulière ne peut valoir que si elle s'ouvre à l'altérité et se laisse travailler par l'universel; de même, l'universalisme ne prend toute sa portée que dans la mesure où il est porté par des singularités créatrices qui lui donnent une forme à chaque fois originale. C'est à cette condition qu'il est possible de dépasser l'alternative traditionnelle entre un universalisme défini de façon abstraite et un particularisme fait de déterminations concrètes.
Plus que la situation d'exil, ce refus de se laisser imposer ses vues par allégeance à son groupe d'origine ou en vertu d'affinités liées à l'exercice d'une activité commune, la philosophie, a sans doute eu une portée non négligeable sur le lien entretenu par Castoriadis avec les institutions universitaires et les normes en vigueur de la reconnaissance intellectuelle. Pour reprendre les termes choisis par Simmel mais en en transformant la signification, ce refus d'adhérer de plain pied à un courant ou à une école, en même temps que la volonté de ne jamais renoncer à l'idée de vérité, présuppose une grande lucidité critique et rend possible une objectivation de ce qui pour un regard moins aiguisé va de soi dans les croyances philosophiques d'une époque. C'est ce qui explique sans doute en partie sa force critique, s'exprimant au détour de la critique sans concessions que Castoriadis fera du marxisme mais aussi un peu plus tard du structuralisme, notamment Lévi-Strauss, de l'heideggerianisme et de ses prolongements contemporains dans la déconstruction, ou encore pour ce qui concerne la psychanalyse de Lacan et du lacanisme, sans oublier les coups qu'il a portés contre les formes les plus caricaturales de positivisme.
Une critique de l'ontologie déterministe et identitaire
Ayant toujours défendu sur le plan politique un projet de société autonome, d'abord dans le cadre du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie en tant qu'auto-gestion ouvrière, puis par la suite en référence à la démocratie athénienne, Castoriadis se sera dans le même mouvement livré à un travail de reconstruction théorique, estimant que la logique impliquée par ce qu'il nommait la pensée héritée ne contribuait pas à libérer le potentiel de créativité humaine sur le plan individuel et collectif. Cette entreprise de refonte philosophique comportait comme pièce essentielle la mise en question de la logique déterministe à l’uvre dans la métaphysique depuis Platon: Castoriadis cherchait à faire ainsi ressortir le caractère central de l'imagination à la fois dans la pensée et dans l'organisation des sociétés. Il entendait donner une consistance véritable à l'idée de création entendue comme apparition de la nouveauté radicale dans tous les domaines composant l'expérience humaine.
Cela passait par une critique de ce que Castoriadis désignait sous les termes d'attitude contemplative propre à la pensée théorique traditionnelle, qui se borne à objectiver du regard la réalité qu'elle tend à figer en des essences fixes et définies une fois pour toutes, sans se donner les moyens d'une intervention pratique propice à en produire une transformation effective (Voir Castoriadis, 2009, pp. 105-150). A rebours de cette attitude spéculative qui privilégie la rationalité théorique à la rationalité pratique, Castoriadis mettra en évidence, au détour notamment de son interprétation nouvelle de la philosophie grecque, la centralité du devenir historique comme matrice pour la création humaine.
Ce que Castoriadis a cherché ainsi à mettre en avant est le fait irréductible que les significations auxquelles les hommes doivent se référer pour orienter leur vie reposent en définitive sur ce qu'il appelle l'Abîme, le Sans-fond (Castoriadis, 1986, p. 367), ou pour l'exprimer dans le lexique de la poésie d'Hésiode, le Chaos (Castoriadis, 1986, pp. 284-285; 2004, pp. 171-174 et 288-289). Dire de la société qu’elle s’institue sur du chaos signifie que la société s’institue elle-même à partir de rien, qu'elle ne tire donc son origine d’aucune instance extra-sociale, par exemple une divinité ou les lois de la nature. On doit comprendre par là que toute institution est en réalité auto-institution, la société ne devant son existence qu’à une activité créatrice par où elle se donne une consistance et donc une certaine identité (Castoriadis, 1986, p. 264).
Si les sociétés reposent sur quelque chose d'indéterminé, de non-identique, c’est qu’elles ne peuvent prétendre fonder leur légitimité sur une instance transcendante qui leur confère une raison d’être, au sens ultime du terme. Affirmer de l'institution sociale qu’elle repose sur du chaos, qu'elle ne fonde donc pas une identité substantielle et immuable, revient à dire qu’il n’y a pas de justification ultime aux significations instituées par les hommes, que rien ne peut ni les garantir du point de vue de leur légitimité, ni en assurer la pérennité dans le temps (Castoriadis, 1986, p. 383). C'est ouvrir dès lors la porte à la possibilité d'une transformation politique de la société sans se laisser intimider par le fait qu'il y a un ordre établi de la société qui passe pour la seule forme de société possible. Ce qui ne signifie pas que l'idée d'une organisation sociale, qui a besoin pour se concrétiser d'en passer par une certaine ordonnance, n'ait pas de consistance véritable. L’enjeu pour Castoriadis dans sa critique des partitions identitaires consiste surtout à souligner la nécessité vitale pour cette même institution de puiser à ce désordre initial afin d’échapper au risque de clôture sur soi, qui marquerait pour elle sa plongée dans l’inertie et signifierait son effondrement à plus ou moins brève échéance.
L'anarchie instituante
Il devient dès lors possible de voir dans le chaos, non la seule menace de destruction, mais également la puissance qui donne vie à l’institution, à partir de quoi elle se structure, et qui travaille celle-ci en l'empêchant de se figer sous une figure définitive. Pour que la possibilité d’une création, donc du nouveau soit préservée, il semble donc nécessaire que les sociétés assument la part de désordre qui leur est inhérente - à cette unique condition elles ne chercheront pas à forclore le vide qui les traverse, en prétendant avoir trouvé une fois pour toutes les institutions justes qui mettraient un terme au devenir historique et annihileraient toute promesse de futur, donc de création (Castoriadis, 2003, pp. 534-535).
A lire Castoriadis, on ne peut guère rendre compte du monde comme un habitacle sécurisant où chaque être possède une identité fixe. Au contraire, la société instituée (l'ordre établi) ne cesse au contraire d’être travaillée par la société instituante (les forces créatrices contestant l'ordre institué) qui la force à se remettre en question dans un processus sans terme définitif. De ce point de vue, il serait tout à fait erroné d'interpréter l'idée d'autonomie au sens de l'autarcie, à travers l'exigence propre à une certaine sagesse philosophique de ne dépendre que de soi. Il semble au contraire nécessaire de toujours penser l'autonomie sur fond de rapport constitutif à l'altérité qui constitue cette part irréductible d'immaîtrisable. A ce titre, l'autonomie ne doit nullement être considérée à la manière d'un état achevé, où les sujets seraient assurés d'avoir enfin trouvé le lieu de leur épanouissement individuel et collectif (Castoriadis, 2003, p. 158).
Pour Castoriadis, l'autonomie doit à l'inverse se prendre comme un projet et non comme une donnée substantielle intangible, par lequel les êtres humains travaillent à transformer le rapport qu'ils entretiennent à leur inconscient (sur le plan individuel) et à leur institution ou à leur tradition (sur le plan collectif), de façon à ne plus être l'esclave d'une loi qui s'impose à eux sans qu'ils puissent la réfléchir et s'en distancier (Castoriadis, 2003, p. 158). Il serait à ce titre tout à fait erroné de penser que le désordre pourrait à terme disparaître, comme si le désordre attestait d'une simple déficience ne nécessitant qu'une réorganisation: le désordre n’est pas seulement le balbutiement d’un ordre, mais avant tout l’énergie toujours en excès sur sa retombée instituée - c’est d’ailleurs dans cette force première que Castoriadis voit le noyau du devenir historique. Autrement dit: même si pour finir, la société instituante travaille à devenir société instituée, elle contient un moment d’opposition irréductible à la société instituée telle qu’elle est. La politique au sens fort du terme est justement pour Castoriadis le surgissement de la société instituante au sein même de la société instituée.
La réflexion philosophique menée par Castoriadis, à travers sa critique de l'ontologie déterministe identitaire, permet d'articuler autrement le rapport entre désordre et institution. Elle fournit à l'idée d'anarchie la structure institutionnelle que manque l'anarchisme en tant que doctrine politique: ce n'est en effet que par la médiation d'une certaine forme d'institution politique que les individus peuvent contracter entre eux des liens de solidarité et s'enrichir de leur fréquentation réciproque. Elle permet surtout de penser une politique an-archique, au sens le plus pertinent du terme, qui ne peut se prévaloir d'aucune autorité sous-jacente lui conférant sa légitimité, et doit donc se composer en vertu de la créativité dont peuvent faire preuve les individus rassemblés au sein de structures collectives. Le partage du pouvoir entre les membres de la société doit permettre à celle-ci de s'auto-gouverner sans en passer par l'intermédiaire de représentants, prétendument experts dans la prise en charge de la chose publique, avec le risque qu'ils finissent par s'accaparer la puissance de gouverner.
Il faut donc sortir d'un système d'identification rigide où chacun doit remplir son rôle en fonction de l'identité sociale qui lui est assignée, les uns dotés par exemple du privilège de commandement pouvant ordonner des tâches que d'autres, voués à obéir, doivent exécuter. Pour le dire davantage peut-être à la manière de Jacques Rancière, la politique démocratique doit s'inventer au gré des processus de désidentification par lesquels les individus et les collectifs s'efforcent de ne pas coïncider avec les places que la hiérarchie sociale leur assigne et cherchent à composer les uns avec les autres des rapports ne dépendant pas de procédures identificatoires qui tendent à limiter les possibilités de création individuelle et collective. Il faut apporter cependant des nuances: s'il convient de procéder à une critique du monde institué, cela ne revient nullement à abandonner toute visée institutionnelle. D'après Castoriadis, la démocratie implique une critique des lois telles qu'elles existent, que l'on doit considérer par principe comme révisables. Mais toujours dans la perspective de créer de nouvelles déterminations, donc de nouvelles formes institutionnelles. C'est à travers ce rapport fait d'union et de tension entre le désordre créateur et la légalité en vigueur que la société instituante parvient à se cristalliser en société instituée.
References Bibliographiques
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