Con-Textos Kantianos. International Journal of Philosophy Nº 01, Noviembre 2014, pp. 98-103

ISBN: 2386-7655

doi: 10.5281/zenodo.18441


Contingence et normativité.

Contingence de la pensée, méthode sceptique, travail de deuil

Contingence and Normativity.

Contingence of Thought, Skeptical Method, Work of Grief


MONIQUE DAVID-MENARD

Univ. de Paris VII, France


En philosophie, le contingent est pratiquement toujours défini par des formules négatives, même lorsqu’on en fait l’éloge : est contingent ce qui n’est pas nécessaire ou pas déterminé. J’ai cherché à montrer qu’en psychanalyse, ils n’y a pas d’incompatibilité entre contingence et détermination puisque les éléments contingents retravaillent les matériaux du déterminé, c’est-à-dire de la répétition. Seuls des événements contingents du transfert, inconsciemment

« choisis » par les rêves ou qui surviennent dans des scènes de la vie des analysants autres que le transfert, peuvent faire dévier la compulsion de répétition de son cours.

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Au lieu de partir, comme dans mon dernier livre , des facteurs de contingence indispensables,

dans une cure analytique, pour que la répétition de ce qui est déterminé, figé dans les symptômes, dévie de son cours, je vais aujourd’hui faire l’inverse : je pars de la contingence dans la pensée conceptuelle et, en me servant de ce que Kant a nommé « méthode sceptique » dans la dialectique transcendantale, je me demanderai comment une philosophie s’invente en sachant se séparer des illusions préalables qui la hantent et qui forment comme le reste du non philosophique dans le philosophique ou encore l’articulation du fantasme et du concept. Ce reste n’est pas un résidu inutile, il est ce qui définit l’angle d’ouverture d’une problématique. De là nous pourrons confronter ce travail de la pensée en philosophie au travail de deuil ou de séparation dans une analyse.

  1. Une philosophie : système et bricolage.


    Texte présenté dans un rencontre de la Société internationale Psychanalyse/Philosophie (SIPP/ISPP), Nimègue-Gand 5-8 novembre 2013 .


    Directrice de Recherches et membre du Directoire du Centre d’Études du Vivant de l’Université de Paris Diderot (Paris VII) (France). E-mail de contact : mdm01paris@aol.com .


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    Eloge des hasards dans la vie sexuelle, Paris, Hermann Editions 2011


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    La philosophie est l’art de rendre illisible dans un travail du texte les conditions et les matériaux qui forment les événements à partir desquels s’inventent des concepts. En ce sens, une philosophie se définit toujours comme fondatrice (remontant aux principes de nos pensées et de nos pratiques), ou alors comme universelle par la valeur des propositions qu’elle énonce et qu’elle est capable de présenter sous une forme déductive qui peut négliger les particularités des interlocuteurs. Pédagogie du dialogue qui « remonte » à l’exercice de la pensée hypothétique et, de là, à l’anhypothétique chez Platon, philosophie première chez Aristote, description transcendantale des conditions de possibilité de nos connaissances et de nos pratiques chez Kant, démonstration de la production du réel à partir du rationnel chez Hegel, éthique déployée more geometrico par Spinoza, description transcendantale des intentionnalités chez Husserl, logique des mondes chez Alain Badiou qui tente de montrer comment se comble l’écart entre le mathème et le discours de l’événement surnuméraire etc.

    Face à la puissance ainsi affirmée de la raison, se dresse le scepticisme qui défait, exemple après exemple, la prétention du concept à atteindre une vérité, philosophie « à coups de marteau » de Nietzsche, prétention de Marx à montrer l’enracinement de la raison dialectique dans des conditions historiques et politiques que l’idéalisme efface, dissémination de la pensée qui questionne l’autonomie du philosophique par rapport au littéraire chez Derrida, la liste est longue, aussi, des critiques de la prétention déductive et fondatrice de la philosophie. Un seul exemple récent se donne pour visée de rendre compatible philosophie et contingence assumée de la pensée, qui ne détruise pas mais renouvelle l’exercice du concept : Deleuze et Guattari définissent la philosophie comme « raison contingente » dans Qu’est-ce que la philosophie ? Cet oxymore passionnant est élucidé si, au lieu de partir du présupposé d’un ordre du réel, on construit la différence entre divers usages de la pensée science, philosophie, art, en partant d’un chaos qui n’est jamais substantialisé mais qui est déterminé comme la circulation à vitesse infinie des éléments de pensée ou de réalité que l’art, la science et la philosophie « recoupent » chacun par une opération spécifique : une science « ralentit le chaos » en déterminant des fonctions reliant des variables indépendantes convenablement choisies pour créer une raison nécessaire. L’art défait l’apparence stable et finie de nos perceptions en passant par le moment chaotique qui seul rend possible des connexions perceptives inédites : la vitesse infinie à laquelle circulent les mouvements que nous sentons reçoit une intensité nouvelle grâce à ces « blocs de perceptions » qui n’ont jamais été formés avant qu’une œuvre les dispose. L’art est donc capable de condenser l’infini dans des matériaux finis. La philosophie crée autrement : c’est le mode de pensée qui reste le plus près du chaos puisqu’elle détermine des relations qui ne tiennent que par l’acte philosophique de les concevoir ensemble sans nier leur hétérogénéité par l’instauration d’une mesure qui rend homogène l’hétérogène comme le fait une science. Rien ne fonde c’est-à-dire rien ne garantit dans l’être les relations de concepts composant une problématique entre des variables dépendantes et non pas indépendantes comme dans une science. « Variables dépendantes », veut dire que les relations que tissent les concepts (qui se distinguent donc des percepts et des fonctifs) ne tiennent que par l’initiative de pensée du philosophe qui les relie : mettre ensemble le personnage conceptuel de l’enquêteur et la critique de la causalité comme le fait



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    Hume ne s’appuie sur aucun fondement dans l’être. Ou encore, faire du philosophe un juge en fonction et inventer une nouvelle conception du négatif qui n’a plus rien à voir avec le non- être ; rendre intelligible, grâce à cet instrument logique, la proximité entre l’idéalisme leibnizien et le délire de Swedenborg, redéfinir à partir de là les divers champs de nos expériences, théorique, pratique, esthétique, biologique, juridique, qui dit mieux comme tracé d’une perspective de pensée qui rapproche des champs hétérogènes dont l’intelligibilité partageable ne repose que sur son propre tracé ? Telle est la « raison contingente » selon Deleuze.

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    Pour avoir signalé, dans un ouvrage collectif sur le chaos , que cette détermination de la

    raison contingente repose encore trop sur une métaphysique unifiante des intensités de ces mouvements qui circulent à vitesse infinie aussi bien dans la fabrication de nos cerveaux que dans les « blocs de perception »de l’art ou que dans les « fonctifs » de la science, je voudrais proposer une conception de la pensée qui retient l’idée de synthèse disjonctive entre les variables qu’une philosophie relie, mais sans la garantie d’un passage obligé par la l’infinitésimal et l’infini qui a encore, me semble-t-il, la fonction d’un socle commun à la diversité de nos expériences c’est-à-dire d’une métaphysique.

  2. L’exemple de Kant (titre d’un livre d’Olivia Custer)


    Pour cela, je voudrais relire à partir de Qu’est-ce que la philosophie?(1991) ce que je pense avoir établi dans La Folie dans la raison pure en 1990, sur l’exemple de Kant avant la parution de cet ouvrage de Deleuze et Guattari. Une philosophie est, en effet, un bricolage inventif entre des composants hétérogènes dont certains sont logiques et d’autres événementiels ou traumatiques, l’invention conceptuelle consistant précisément à pouvoir s’éloigner de ces matériaux qui, cependant, restent présents dans les textes mais comme des éléments que l’on pourrait négliger. C’est l’acte d’écrire et ses règles qui produisent cette relégation de l’événementiel par le conceptuel. Lorsque ces composantes redeviennent lisibles, l’image de la pensée que trace une philosophie change, il faut renoncer à la présentation qu’un système se fait de lui-même en effaçant ce qui le fait penser. Cette lecture apparente la philosophie ainsi redéfinie à un travail de deuil ou d’éloignement d’illusions préalables.


    Dans l’exposé de cette conception du philosophique comme raison contingente, Kant me sert à la fois de guide et de symptôme. De guide parce qu’il a lui-même montré comment la redéfinition de la philosophie comme théorie transcendantale de l’objet de connaissance suppose la construction d’une « méthode sceptique », distincte du scepticisme. Comme symptôme aussi, ou terrain d’expérimentation puisqu’on peut lire la succession des trois Critiques comme le recouvrement progressif de l’événement qu’a constitué pour lui la

    « mauvaise rencontre » avec un penseur délirant (Wahn eines Schwärmers)). Les textes de Swedenborg ont exercé sur Kant une fascination qu’il n’a pu apaiser et réduire qu’en


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    Chaos, Paris Hermann Editions 2013.


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    inventant deux rapprochements : entre idéalisme (Leibniz) et délire (Swedenborg) puis entre délire extravagant et délire de la raison (dialectique transcendantale). La proximité dangereuse entre Leibniz et Swedenborg n’a été levée que grâce à une logique non dialectique de la négation : une négation qui donne à la pensée une prise sur un objet qui ait le droit de s’appeler « réel », là où le délire halluciné (Blendwerk) gronde. Ce « là où » indique un lieu ‘presque’ commun au délire et à l’entendement. C’est la dialectique transcendantale qui donne le concept de ce ‘presque’ ; si on ne pense pas le voisinage dangereux entre la constitution d’objets et le délire de la raison, on saisit mal la portée de la notion kantienne de l’objet. La méthode sceptique consiste à construire une scène sur laquelle se déploient thèses et antithèses dans les raisonnements sur le monde. Le philosophe qui est le metteur en scène de ce dialektisches Kampfplatzes ne participe pas au combat. Pourtant, sa visée est d’aboutir à une certitude ( Gewissheit), il le dit dans l’introduction du chapitre sur l’antinomie de la raison pure et non pas de se complaire dans les jeux par lesquels la thèse détruit l’antithèse et vice-versa. C’est pourquoi la méthode sceptique n’est pas le scepticisme. Cette certitude qui se forme grâce à la mise en scène concerne le concept des objets de la connaissance. Bien des commentateurs (et en particulier Gérard Lebrun) ont noté, après Kant lui-même, que le coeur la Critique de la raison pure, c’est la réflexion critique sur l’idée de monde. Mais on dit moins que l’étude sceptique de l’antinomie de la raison pure c’est-à-dire du face à face entre les thèses et les antithèses concernant le monde tient son importance du fait que le concept de l’objet s’en détache, ou pour être fidèle au vocabulaire kantien, s’en distingue au sens actif du terme « se distinguer de ». Kant est explicite sur ce point : l’idée de monde a un privilège sur les deux autres illusions de la raison pure, l’idée de l’âme et l’idée de Dieu ; c’est que, dans ce cas seulement, il n’est pas absurde de considérer que l’objet peut être donné. Entre l’illusion et la pensée de l’objet la différence est seulement d’échelle, mais c’est le même type de synthèse qui est à l’œuvre. La différence, c’est que la synthèse par laquelle nous pensons le monde selon les catégories est « trop grande » pour l’entendement ou - c’est équivalent-, que la synthèse d’entendement par laquelle le travail de pensée peut venir s’ajuster aux conditions de l’intuition est trop petite pour la raison. Pour comprendre donc ce qu’est un objet, il faut comprendre comment l’entendement réussit ce changement d’échelle. Kant nomme cela la

    « démonstration indirecte de l’idéalisme transcendantal », et il accorde que l’exposé direct, dans le chapitre sur l’esthétique transcendantale pouvait être jugé insatisfaisant (section 7 de l’antinomie). Le ‘quelque chose’ à connaître est gagné sur le ‘rien’ à propos duquel les thèses et antithèses sur l’idée de monde se disputent à l’infini. « dass sie um ‘nichts’streiten, und eine gewisser transcendentaler Schein ihnen ‘da’ eine Wirklichkeit vorgemalt habe, ‘wo’ keine anzutreffen ist. » . Ce qui veut dire : il s’agit de comprendre que les deux partis antinomiques « se disputent pour ‘rien’ et qu’une certaineapparence transcendantale a peint ‘là’ devant leurs yeux une réalité, ‘là où’ justement il ne s’en trouve aucune ». Revenons enfin au point de départ, c’est-à-dire à l’invention conceptuelle de la différence entre le délire de la raison et le délire de Swedenborg : à la fin de la section 7, Kant peut dire que la dialectique de la raison est autre chose qu’une hallucination grâce au fait que la méthode sceptique parvient à définir un conflit dialectique (dialektischer Widerstreit) par différence


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    d’avec un conflit analytique qui ne saisit qu’un rien. Alors que la connaissance d’un quelque chose est constituée par un conflit réel (realer Widerstreit depuis 1763).

    La contingence dans la pensée, c’est donc la liaison d’une logique avec des événements déterminés comme traumatiques et que la logique créée par le penseur n’efface pas complètement de ses textes philosophiques. Dans la première Critique ces textes sont :

  3. L’invention de concepts comme travail de deuil ?


    Si je reviens à présent vers la psychanalyse, le point commun entre la méthode sceptique et le travail d’une cure, c’est que l’invention d’une transformation pulsionnelle grâce au transfert est gagnée sur la répétition. Et cela suppose des facteurs contingents que le patient prélève dans le champ de l’analyste et qui lui servent à remodeler la proximité entre ce qui a été destructeur pour lui dans l’approche du réel de son désir et les objets « a » qui sont la tentative, non seulement pour couvrir l’horreur du réel comme dit Lacan, mais aussi pour inventer de nouveaux objets fabriqués avec les matériaux même de la répétition mais dans des conditions nouvelles. Il ne s’agit pas d’un changement d’échelle à présent, mais d’une transposition (Übertragung) des conditions de la répétition. J’ai essayé de montrer, dans Eloge des hasards dans la vie sexuelle, que les éléments contingents qui redéfinissent la structure de désir sont inventés dans des rêves. Dans la cure de la patiente que j’ai appelée Laurence Desproges, c’est grâce à l’objet « enfant bleu » et à sa polysémie, que la patiente peut sortir de son angoisse la plus menaçante en disant à l’analyste : « Vous aussi vous voulez m’empêcher de vivre avec l’homme que je viens de rencontrer. Cet enfant bleu que j’avais dans les bras, du même bleu que le tableau que je vois chez vous, c’est un enfant à qui on interdit de vivre ». Grâce à ce moment quasi délirant ou projectif, l’angoisse de mort qui habitait cette femme peut dériver vers une nouvelle connexion – une nouvelle « synthèse disjonctive » dirait Deleuze (il a lu Kant !) qui rejoint son goût jusque là réprimé des couleurs et des odeurs ; ce goût se trouve activé par une rencontre sexuelle et amoureuse qu’elle peut m’accuser de lui interdire. Je qualifie de contingent, en un sens un peu différent de celui que définissait Kant, ce reste diurne prélevé dans l’espace de la cure : il n’a, de lui- même, aucun rapport avec l’attrait pour la destruction dans la vie de Laurence qui s’est répété plusieurs fois avant l’analyse par des actes violents. Le rêve va chercher cet élément hétérogène pour fabriquer une adresse à l’analyste grâce à une liaison établie entre une


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    rencontre amoureuse et un goût artistique retrouvé qui convoque l’attrait refoulé pour les matières sales. Il est certain que les jeux du signifiant (enfant bleu) effectuent l’articulation de ces registres hétérogènes et permettent l’adresse à l’analyste, ce qui fait émerger la patiente de son angoisse de mort. Mais le moment de l’objet, inventé et trouvé, c’est l’acte de la liaison contingente entre éléments hétérogènes ; dans l’analyse c’est le moment où la connexion s’effectue entre le poids de la répétition et la possibilité de jouir d’une manière moins destructrice. Possibilité qui se négocie, paradoxalement, comme l’attribution à l’autre analyste de l’interdiction de ce qui émerge.

  4. Conclusion : contingence et normativité


Il va de soi que lorsqu’on décrit de cette manière le voisinage entre l’angoisse liée à l’approche du réel du désir et l’invention contingente d’objets, lorsque l’analyste, donc, se prête au processus immanent de cette transposition dangereuse, on s’éloigne d’une écoute normative en psychanalyse. Il n’y a pas de modèle de la transposition, c’est-à-dire pas de modèle du transfert.

Si nous en avions le temps, il faudrait montrer que, même dans les cures de patients

« névrosés-normaux », la possibilité d’une transformation subjective tient à des facteurs contingents c’est-à-dire échappant aux normes reconnues, non seulement par les théories analytiques de constitution des sujets désirants mais par la conscience des sujets, analysants et analystes réunis.

On peut dire des normes ce que je formulais en 2009 dans Les Constructions de l’universel, en revisitant à la fois la complexité, parfois confuse, de l’universel kantien et les formules de la sexuation chez Lacan : ce n’est pas qu’une logique de la sexuation soit incohérente, c’est plutôt qu’elle est inintéressante si on veut comprendre le processus immanent d’une cure. Les normes, comme l’universel, viennent toujours après coup, c’est-à-dire trop tard. En logique, les règles ont pour fonction de parfaire les déductions confuses ou fautives dans les langues communes. A ce titre elles ont une fonction prospective dans les sciences. Mais dans une pratique et un savoir tels que la psychanalyse, l’axiomatique n’a pas cette portée déductive et elle empêche de concevoir le rôle affirmatif du contingent.


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