CON-TEXTOS KANTIANOS.
International Journal of Philosophy
N.o 9, Junio 2019, pp. 7-22
ISSN: 2386-7655
Doi: 10.5281/zenodo.3250375
La déduction transcendantale dans les Prolégomènes
et le problème de l´idéalisme
PAULO R. LICHT DOS SANTOS
Universidade Federal de São Carlos - CNPq – Brésil
Je me propose d'examiner les paragraphes 18 et 19 de la deuxième partie des Prolégomènes. Bien que ces deux paragraphes ne constituent pas l'intégralité de la déduction transcendantale des Prolégomènes, ils ont une fonction essentielle dans la mesure où ils exposent l’argument entier in nuce. Ces deux sections établissent de façon claire que la doctrine de l'idéalisme critique, présentée dans la première partie des Prolégomènes comme un idéalisme qui ne supprime pas « l'existence de la chose qui apparaît », joue un rôle indispensable dans la déduction transcendantale, qui est présentée dans la deuxième partie à partir de la distinction entre jugement de perception et jugement d'expérience.
Déduction transcendantale, jugement de perception, jugement d’expérience, idéalisme transcendantal, réalisme.
I examine sections 18 and 19 of the second part of Kant’s Prolegomena. Although these two sections do not constitute the entire Transcendental Deduction in this work, they are strategic to understand it, offering the core of the whole argument. In particular, they make it clear that the
Paulo R. Licht dos Santos – Professeur de l’Universidade Federal de São Carlos – Brésil et chercheur du CNPq. E-mail de contact : paulolicht2@gmail.com Je remercie Carlos Alberto Ribeiro de Moura, qui a lu la première version de ce texte, ainsi que François Calori, Juliette Cors, Bento Prado Neto et Luc Foisneau, pour la révision de sa version en français, présentée d'une manière plus concise lors de la Journée annuelle du Séminaire Kant de 2016 à l´Université de Nantes et lors de l`Encontro Kant e a História da Filosofia à l`Universidade Federal de São Carlos en 2017. Je remercie aussi CAPES et CNPq pour le soutien financier à la recherche qui l’a rendu possible.
[Recibido: 30 de marzo de 2019
Aceptado: 14 de abril de 2019]
Paulo R. Licht dos Santos
doctrine of critical idealism, presented in the first part of the Prolegomena as an idealism that does not nullify "the existence of the thing that appears", plays a significant role within the transcendental deduction, discussed in the second part of this work from the distinction between judgment of perception and judgment of experience.
Transcendental deduction, judgment of perception, judgment of experience, transcendental idealism, realism.
Kant déclare, dans les Prolégomènes, qu’il est pleinement satisfait de la Critique de la raison pure « en ce qui concerne le contenu, l’ordre, la méthode et le soin accordés à chaque proposition [...] » (Prol, AA 04 : 381). Kant avoue, cependant, son insatisfaction à l'égard de l’exposé de la Critique : « [...] en quelques sections de la théorie des éléments, par exemple dans la déduction des concepts de l'entendement ou dans la section qui traite des paralogismes de la raison pure, mon exposé ne me satisfait pas tout à fait parce qu'une certaine prolixité y fait tort à la distinction » (Prol, AA 04 : 381).1 Pour contourner le problème de l’exposé à la fois de la déduction transcendantale et des paralogismes, Kant recommande au lecteur de « leur substituer pour en faire la base de l’examen ce que les présents Prolégomènes disent à propos de ces sections » (Prol, AA 04 : 381). Cependant, malgré cette recommandation, Kant n’indique pas où le lecteur pourrait la trouver dans les Prolégomènes. En fait, il n'y a ni paragraphe dont le titre pourrait nous l’indiquer ni indication exacte de l'endroit où elle se situe.2 En général, il est admis que la déduction transcendantale dans les Prolégomènes se situe dans la deuxième partie du problème capital de la philosophie transcendantale, intitulée : « Comment la science pure de la nature est-elle possible ? ».3 Toutefois, il n'y a pas de consensus parmi les interprètes de Kant sur son emplacement exact.4 On peut faire valoir pourtant qu'elle se situe aux paragraphes §18 à 20 de la deuxième partie des Prolégomènes.5 Je me propose d'examiner seulement deux
1 J'utilise ici la traduction de Guillermit des Prolégomènes, sauf à deux endroits que j'indique aux notes.
2 Cf. “[...] le texte des Prolégomènes marque une suite continue, dont aucun appareil externe ne nous montre les articulations […]” (de Vleeschauwer, 1976, II, p. 442).
3 Cf. Vleeschauwer, 1976, II, pp. 443 -471; Guyer, 1987, 99-102; Allison, 2015, pp. 289-306;
4 Selon Vleeschauwer, « les §§ 18 à 22 renferment la nouvelle déduction transcendantale [...] » (1976, II, p.
454. Pour lui, cependant, « le § 20 contient la déduction principielle ou la réponse à la question : Comment le jugement d’expérience est-il objectivement valable ? » (Vleeschauwer, 1976, II, 454). Guyer n'est pas explicitement concerné par cette question. Il affirme cependant que la prémisse la plus fondamentale de la déduction transcendantale des Prolégomènes se trouverait dans le § 22. Les § 18 et § 19, à leur tour, chercheraient à exploiter cette prémisse dans le contexte spécifique de la distinction entre jugement de perception et jugement d'expérience. Selon ces indications, donc, la déduction transcendantale dans les Prolégomènes serait pour Guyer aux § 18, § 19 et § 22 (Guyer 1987, pp. 99-100). Allison considère, toutefois, que «§18-§20 constitute a coherent line of argument, whereas § 21 corresponds to the Metaphysical Deduction in the Critique [...] ». (Allison 2015, p. 292, n. 11).
5 Je suis donc les indications d'Allison (cf. ci-dessus, note 4).
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La déduction transcendantale dans les Prolégomènes
paragraphes, les 18 et 19. Bien que ces deux paragraphes ne constituent pas l’intégralité de la déduction transcendantale, ils permettent d’en comprendre les enjeux, en offrant au lecteur l’argument entier in nuce. Ces deux paragraphes posent de façon claire la question de savoir si la doctrine de l'idéalisme critique, présentée dans la première partie des Prolégomènes, joue un rôle significatif au sein de la déduction transcendantale. Ce problème, loin d'être secondaire, est suscité à la fois (1) par la stratégie argumentative générale des Prolégomènes et (2) par la controverse de Kant contre Garve qui occupe une partie significative de cet ouvrage.6 Il est donc nécessaire d’examiner ces deux raisons avant même d’analyser la déduction transcendantale proposée par les Prolégomènes.
Dans les Prolégomènes, Kant reconnaît que l'étendue et la complexité de la Critique de la raison pure entraînent une « certaine obscurité », ce qui « empêche de bien embrasser d'un coup d'œil [übersehen] les points principaux » de la recherche (Prol, AA 04:261).7 La tâche principale des Prolégomènes est donc de présenter de manière plus claire et concise non seulement le plan général de la Critique, mais aussi l'articulation de ses parties selon ce plan : « (...) embrasser l'ensemble de cette science [das Ganze zu übersehen], de vérifier un à un les points principaux et d'améliorer certains détails d'exposition » (Prol, AA 04:263).8 Pour effectuer cette tâche, Kant change de méthode de recherche. Au lieu de la méthode progressive ou synthétique de la première Critique, Kant utilise la méthode régressive ou analytique. La méthode analytique « part de ce que l’on cherche comme s’il était donné et que l’on remonte aux conditions sous lesquelles seules, il est possible » (Prol, AA 04 :276). Cette méthode aurait l'avantage d’une sorte de compréhension globale ou synoptique, puisqu’elle nous présente d’un seul coup « un ensemble de connaissances qui naissent toutes des mêmes sources » (Prol, AA O4 :275). Ainsi, aussi bien la concision de l’exposé des Prolégomènes que la compréhension synoptique (« das Ganze zu übersehen ») promise par la méthode analytique exigent que le lecteur essaie de saisir les parties principales de la doctrine en les rapportant à son plan général. Il est donc raisonnable de penser que cette même exigence générale vaut également pour la compréhension de la déduction transcendantale dans les Prolégomènes. Cela signifie qu’il faut comprendre non seulement son économie interne, mas aussi son rapport à l'analyse qui la précède, à savoir l'analyse contenue dans la première partie du
6 Ces deux points marquent, respectivement, les deux côtés qui caractérisent les Prolégomènes, comme l'affirme De Vleeschauwer : « Cette œuvre manifeste à la fois un caractère explicatif et un caractère défensif ou polémisant » (Vleeschauwer 1976, p. 420). Une observation similaire sur les deux différentes motivations des Prolégomènes est faite par Gary Hatfield dans l´introduction de sa traduction des Prolégomènes : « The new work was motivated both by a desire to redress the disappointing reception of the Critique by publishing a more approachable work, and by a desire to improve the exposition of crucial points” (Kant, E. 2009, xix- xxiii). Cf. aussi Allison (2015, p. 288).
7 Dans ce passage de Kant, j’utilise la traduction de Brunschvicg, qui nous semble plus appropriée pour tenir compte de l'intention synoptique (übersehen) des Prolégomènes.
8. J’utilise ici aussi la traduction de Brunschvicg pour la même raison indiquée dans la note précédente.
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problème capital de la philosophie transcendantale, intitulée : « comment la mathématique pure est-elle possible ? ». Cette partie, qui correspond, selon Kant, à l'Esthétique Transcendantale de la première Critique9, présente, en deux remarques du paragraphe 13, ce qu'est l'idéalisme critique et en quoi il se distingue de toutes les formes traditionnelles d'idéalisme10. Si tel est le cas, il faut au moins soulever la question de savoir si, dans les Prolégomènes, la déduction transcendantale s'harmonise avec l`idéalisme critique et présuppose la notion d’apparition y énoncée comme l`apparition d´un objet (Gegenstand)
« qui nous est inconnu, mais qui pour autant n'en est pas moins réel » (Prol, AA 04 :289).11
La stratégie argumentative synoptique des Prolégomènes semble trouver, cependant, une limite dans leur aspect « défensif ou polémisant ». 12 Dans deux Remarques (II et III) à la fin de la première partie des Prolégomènes, Kant essaie de répondre à une objection de Garve, publiée en 1782 anonymement dans une recension de la première Critique. Selon Garve, la Critique serait un « système de l'idéalisme supérieur » qui, tel celui de Berkeley, « embrasse de la même manière l´esprit et la matière, qui transforme le monde et nous-mêmes en représentations et fait ainsi surgir tous les objets des phénomènes (...) » .13 Contre Garve, Kant fait observer, de façon assez acerbe, que l’idéalisme critique ne conteste pas « l'existence réelle des choses extérieures » (Prol, AA 04: 289).14 On doit ici comprendre le terme « extérieur » dans le sens transcendantal qu’il a dans le contexte du quatrième Paralogisme de la première édition de la Critique de la raison pure où Kant oppose l'idéalisme transcendantal à l'idéalisme empirique.15 Dans ce sens, l'extérieur ne signifie pas quelque chose spatialement en dehors de nous, mais ce qui est indépendant des conditions a priori de l’expérience. En ce sens, l'existence réelle de la chose est extérieure au sujet seulement dans la mesure où elle n’est produite ni par les conditions formelles de la sensibilité ni par les conditions formelles de la pensée.16 Par cela, l’apparition (Erscheinung) en ce qui concerne l’existence dépend de l’existence de la
9 Cf. Prol, AA 04:318.
10 Prol, AA 04: 288- 294.
11 Il convient de noter que les interprétations plus récentes de la déduction transcendantale dans les Prolégomènes ne traitent pas de cette question. Cf. Allison (2015, pp. 289-306) ; Longuenesse (2000, pp. 167-195) et Pollok (2012).
.
12 Expressions utilisées par Vleeschauwer (1976, p. 420). Cf. ci-dessus, note 6.
13 Ferrari (1964, p. 14).
14 En Allemand: « wirklichen Existenz äußerer Dinge ».
15 Cf. Klotz (2013, p. 4).
16 Kant définit son idéalisme comme un idéalisme formel ou critique dans l´appendice des Prolégomènes
(Prol, AA 04 : 318)
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chose dont elle est la manifestation selon les conditions formelles de sa présentation.17 Par conséquent, l'idéalisme kantien est seulement un idéalisme par rapport à la forme de la présentation de la chose et non par rapport à l'existence de la chose même immédiatement présentée comme apparition :
[...] l'existence de la chose qui apparaît [die Existenz des Dinges, was erscheint] ne se trouve de ce fait nullement supprimée, comme c’est le cas dans le véritable idéalisme ; ce qu’on montre seulement c’est que les sens ne nous permettent pas du tout de la connaître telle qu’elle est en elle-même (Prol, AA 04 : 289).
S'il en est ainsi, l'idéalisme formel a pour contrepartie nécessaire le réalisme quant à l'existence de la chose présentée : l’apparition (en l’occurrence, un corps) est
« l’apparition de cet objet qui nous est inconnu, mais qui n’en est pas moins réel » (Prol, AA 04 : 289).
Toutefois, l'argument de Kant ne serait-il pas seulement un argument ad hominem et donc entièrement circonstanciel ? Ce qui renforce cette impression est le fait que la réponse de Kant est présentée dans deux remarques séparées de l’exposé qui les précède. En ce sens, la stratégie argumentative synoptique des Prolégomènes, qui exige que chaque partie de l’exposé soit comprise en vue de l’ensemble, ne s'appliquerait pas à la doctrine dans son ensemble, mais uniquement à l'aspect considéré comme purement explicatif des Prolégomènes. Si tel est le cas, il semble en principe possible d´isoler l'idéalisme kantien du reste de la doctrine critique, notamment de la déduction transcendantale.
Il n'y a pas de doute qu’on peut expliquer les termes acerbes de Kant par son irritation contre Garve. Mais d'autre part, la thèse que l’apparition est « l’apparition de cet objet qui nous est inconnu, mais qui n’en est pas moins réel » peut être considérée comme le vrai corollaire de l'analyse des conditions a priori ou formelles de l´intuition sensible et, par conséquent, d'un idéalisme qui assigne l’idéalité seulement à la forme de la (re)présentation. Cela signifie que le côté polémique de la première partie des Prolégomènes n’est pas un obstacle à leur stratégie argumentation synoptique. Il est donc raisonnable de s’attendre à
17 Par rapport à la représentation intuitive, on peut comprendre le terme Vorstellung comme « présentation », comme le suggère un passage de la Dissertation de 1770 : « Cum itaque, quodcunque in cognitione est sensitivi, pendeat a speciali indole subiecti, quatenus a praesentia obiectorum huius vel alius modificationis capax est […] » (MSI, AA 02 : 392). Déjà en 1770, la présence de la chose présentée dans les sens est considérée par Kant comme un antidote à l'idéalisme traditionnel : « Primo enim, quatenus sensuales sunt conceptus s. apprehensiones, ceu causata testantur de praesentia obiecti, quod contra idealismum » (MSI, AA 02 : 397). Les Prolégomènes reviennent presque littéralement à la définition de l'intuition introduite par la Dissertation de 1770 : « L´intuition, c´est une représentation de nature telle qu´elle dépende immédiatement de la présence de l´objet » (Prol, AA 04 : 281). Ainsi, le terme Vor-stellung en tant que praesentia indique la présence immédiate sous deux sens distincts, mais corrélés : (1) praesentia comme présentation directe de la chose comme objet au sujet par l'intuition sensible, sans aucun intermédiaire entre l'un et l’autre ; (2) cette même présence directe sans aucune médiation d'un acte de synthèse (qu'il s'agisse de la synthèse intellectuelle ou de la synthèse de l'imagination). Sur le premier point, dans le contexte de Déduction-A de la Critique, voir (Licht dos Santos, 2009) ; sur le deuxième point, dans le contexte de Déduction-B de la Critique, voir (Licht dos Santos, 2012). D'autres interprètes de Kant ont déjà attiré l'attention sur le rôle de présentation d'objets de la représentation (Vorstellung) sensible. Voir Allais (2009, pp. 389-390) et Fonseca (2013, pp. 80-99.). Sur l'anti-idéalisme dans le contexte de la Déduction B de la Critique de la raison pure, voir Caimi (2002, p. 70). Cependant, discuter ces interprétations dépasse le but de cet article.
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ce que la notion de phénomène et l’idéalisme formel qui en découle soient incorporés dans la déduction transcendantale présentée dans la deuxième partie des Prolégomènes.
Il est nécessaire de faire un pas de plus en ce qui concerne le côté polémique des Prolégomènes. Celui-là présente un aspect qui, bien que rarement souligné par la littérature secondaire, renforce la nécessité de prendre en compte le rapport de la déduction transcendantale à l'idéalisme critique. En fait, l’objection de Garve ne se limite pas au rôle de la sensibilité dans la fondation d'un idéalisme qui serait semblable à celui de Berkeley, mais s'étend également à la fonction qui conviendrait à l'entendement dans le cadre de cette “histoire”. En effet, après avoir assimilé l’Esthétique transcendantale à l'idéalisme de Berkeley, Garve soutient que, pour la Critique, les objets sont entièrement produits par l´entendement : « l´entendement fait des objets ». Il convient de mentionner le passage, aussi long soit-il :
Des phénomènes sensibles qui se distinguent des autres représentations par leur seul conditionnement subjectif (c'est-à-dire par leur lien avec l´espace et le temps), l´entendement fait des objets. II les fait, car c'est lui en premier lieu qui lie plusieurs petites modifications de l´âme, différentes et successives, en sensations entières et totales
; c'est lui qui à nouveau lie entre elles ces totalités dans le temps de telle sorte qu'elles se suivent les unes les autres comme cause et effet ; par là chacune reçoit sa place déterminée dans le temps infini et, toutes ensemble, elles reçoivent l´allure et la consistance des choses réelles. (…) Ces lois de l´entendement sont plus anciennes que les phénomènes auxquels elles sont appliquées : il existe donc des concepts a priori de l´entendement.18
Il ne fait aucun doute que la recension Garve-Feder présente une explication trop hâtive de l´Analytique Transcendantale de la Critique. Cependant, elle découle directement de l'incompréhension de Garve sur l'Esthétique Transcendantale. En fait, il est naturel que, n'ayant pas compris le rôle de l'intuition sensible de présenter une chose en tant qu'objet, Garve finisse par surestimer la fonction objectifiante de la pensée : « l´entendement fait des objets ». Si la sensibilité ne peut offrir qu’une diversité d’impressions sensibles, il ne peut y avoir d'objet que par un acte de l´entendement : c´est par lui qu’« elles reçoivent l´allure et la consistance des choses réelles ». En ces termes, il n’est pas difficile de voir que Garve réduit la doctrine de l’objectivité kantienne à une doctrine de la cohérence interne entre les représentations. La lecture de l'Esthétique par Garve et celle de l'Analytique sont donc les deux faces d'une même pièce. D'où l'objection générale de Garve à Kant, objection selon laquelle l'idéalisme kantien est, après tout, superflu :
Et si, comme veut nous l’imposer l´idéaliste, on admet le cas extrême où tout ce que nous avons le désir et le pouvoir de connaitre et de nommer n'est que représentation et loi de la pensée (…) ; si les représentations, modifiées et ordonnées d'après des lois certaines, sont précisément ce que nous appelons objets et monde : à quoi bon le combat contre le langage communément admis ? Á quoi bon la distinction idéaliste et d'où vient- elle ?19
18 Ferrari (1964, p. 15).
19 Ferrari (1964, p. 19).
12
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Alors, si l'objection de Garve ne se limite pas à l'Esthétique transcendantale, il est raisonnable de s'attendre à ce qu'une réponse complète de Kant doive dissiper également les malentendus de Garve à propos de l'Analytique. En particulier, on peut s’attendre à ce que les Prolégomènes réfutent la thèse de Garve selon laquelle, dans la Critique, l’objet est entièrement réduit à une connexion régulière de représentations immanentes à la pensée, sans aucune référence à l'existence de la chose elle-même (« tout ce que nous avons le désir et le pouvoir de connaitre et de nommer n'est que représentation et loi de la pensée »).20
Toutes ces observations convergent vers un seul point. La stratégie générale des Prolégomènes, en insistant sur la compréhension synoptique, et le double aspect de la polémique de Kant contre Garve suggèrent, du moins en principe, qu’il devrait y avoir un lien fort entre la déduction transcendantale, présentée dans la deuxième partie des Prolégomènes, et l'idéalisme formel, établi dans leur première partie, comme un réalisme direct sur l’existence de la chose elle-même présentée comme apparition. Ces observations ne donnent bien sûr aucune assurance qu’il y ait vraiment un tel lien, mais elles donnent des paramètres clairs pour l'analyse des §18 et §19 de la déduction transcendantale des Prolégomènes.
Tout l’argument de la déduction transcendantale tourne autour de la distinction entre deux types de jugement empirique : jugement de perception et jugement d’expérience. Les deux sortes de jugement sont empiriques, puisqu’ils ont « leur fondement dans la perception immédiate des sens » (Prol, AA 04 : 298). Cependant, ils ont des valeurs cognitives différentes. Les jugements de perception n'ont qu'une validité subjective, à savoir qu’ils ne valent pour nous que dans certaines conditions empiriques spécifiques. Les jugements d’expérience, en revanche, ont une validité objective, pour autant que « nous voulons qu'ils soient également valables pour nous toujours et de même pour chacun » (Prol, AA 04 : 298). Étant donné cette caractérisation, nous pouvons nous demander, selon la méthode régressive caractéristique des Prolégomènes, comment le jugement d’expérience est possible. La réponse est que le jugement d’expérience est possible en raison de sa relation avec l'objet (« il s'accorde à un objet21 »). La même question se pose à nouveau : comment la relation de jugement avec l'objet est-elle possible ? La réponse de Kant, au moins celle que l’argument devra prouver, c’est qu’on doit ajouter au jugement de perception des concepts purs « sous lesquels chaque perception
20 C’est d’ailleurs en ces termes que Kant réduit toute sorte d’idéalisme traditionnel : « L'idéalisme consiste à soutenir qu'il n'y a pas d'autres êtres que les êtres pensants : les autres choses, que nous croyons percevoir dans l'intuition ne seraient que des représentations dans les êtres pensants ; à ces représentations ne correspondrait aucun objet ayant une existence à l`extérieur de ces représentations. » (Prol, AA 04 : 288.)
21 Prol, AA 04 : 298.
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peut tout d’abord être subsumée et grâce auxquels elle peut ensuite être transformée en expérience » (Prol, AA 04 : 298). Autrement dit, l’argument devra prouver la validité objective des concepts purs comme condition de l’accord du jugement d’expérience avec l’objet. Remarquons que cette preuve de la validité objective est de nature indirecte, puisqu’elle se déroule en deux étapes, qui correspondent à deux paragraphes : le §18 établit, d’abord, la réciprocité entre la validité objective (objektive Gültigkeit) et la validité universelle nécessaire (Allgemeingültigkeit), considérées comme deux propriétés de tout jugement en général ; le §19 applique, ensuite, ce principe de réciprocité au contexte spécifique de l'idéalisme critique, afin de prouver la validité objective des concepts purs dans leur relation à des objets des sens dans un jugement d’expérience.
Kant, dans le § 18, analyse d’abord ce que signifie en général la relation d’un jugement à son objet pour ensuite montrer comment la même analyse s’applique au cas particulier du jugement d'expérience. Kant ne développe pas explicitement dans le texte l’idée que l'analyse du jugement objectif en général sert de point d’appui pour comprendre le jugement d’expérience, mais cette idée affleure dans le mouvement argumentatif :
[...] car lorsqu'un jugement s'accorde à un objet, il faut que tous les jugements sur le même objet s'accordent également entre eux, et la validité objective du jugement d'expérience ne veut rien dire d'autre que sa nécessaire validité universelle. Mais réciproquement aussi, si nous trouvons motif à tenir un jugement pour universellement valable de façon nécessaire (ce qui ne repose jamais sur la perception, mais sur le concept pur d'entendement sous lequel la perception est subsumée), il faut que nous le tenions aussi pour objectif, ce qui veut dire qu'il n'énonce pas simplement une relation de la perception à un sujet, mais une manière d'être de l'objet ; car il n'y aurait pas de raison pour que les jugements des autres s'accordent aux miens s'il n'y avait pas l'unité de l'objet auquel tous se rapportent, auquel ils s’accordent et auquel, de ce fait ils doivent également tous de s' accorder entre eux (Prol, AA 04: 298).
Il faut noter, en premier lieu, que ce passage considère l’objet du jugement en termes généraux. Kant ne prend pas en compte ici le fait de savoir si l'objet avec lequel un jugement doit s’accorder est un objet considéré comme phénomène ou comme chose en soi. Il ne prend pas en compte non plus le fait de savoir si le jugement est un jugement de perception ou d’expérience. Il dit simplement, sans qualifier ni le terme « objet » ni le terme « jugement » : « [...] lorsqu'un jugement s'accorde à un objet, il faut que tous les jugements sur le même objet s'accordent également entre eux ». Il parle ici de l'objet en un sens neutre ou, plutôt, de l'objet d’un jugement considéré en général. Ce qui le prouve c’est que Kant parle ensuite de l'objet comme d’une « unité », sans autre précision, utilisant l’expression « l'unité de l'objet ». Ainsi, cette analyse du jugement en général est importante pour mettre en évidence deux propriétés de tout jugement objectivement valable, indépendamment de la nature de l'objet jugé. De ce point de vue, un jugement est
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susceptible d’un double type d’accord : soit avec un objet, soit avec d’autres jugements qui se rapportent au même objet. Dans le premier cas, le jugement a une validité objective (objektive Gültigkeit) ; dans le second cas, il a une universalité nécessaire (nothwendige Allgemeingültigkeit).
Qu'est-ce que l’universalité nécessaire ? À première vue, il semble que si un objet est considéré comme une unité nécessaire de propriétés, divers jugements doivent s'accorder entre eux s’ils représentent différentes propriétés d'un même objet. Dans ce cas, on pourrait dire que « le plat est rond » doit s’accorder avec le jugement : « le plat est blanc », de sorte que l'on pourrait dire que le plat rond est blanc.22 Pourtant, tel n'est pas le cas car cet accord reste encore sur le plan de la « validité objective ». La validité universelle et nécessaire est d'un autre ordre. Elle est l'accord qui doit exister entre les jugements pour chaque sujet indépendamment des circonstances particulières ou contingentes. En ce sens, elle signifie que « les jugements des autres s'accordent aux miens », et vice-versa. De cette façon, l’on peut dire que l'universalité nécessaire d'un jugement exprime ce qu’est la conscience en général ou, même, l’intersubjectivité. Il en résulte que cette universalité et cette nécessité ne doivent pas être confondues avec les deux critères connexes de l’a priori présentés dans la première Critique.23 Rappelons que ces deux critères, l’universalité et la nécessité, concernent, dans la Critique, la relation a priori d'un jugement à son objet et se rapportent ainsi à sa validité objective. D'autre part, l’universalité nécessaire implique, dans les Prolégomènes, que l'accord subjectif d'un jugement avec d'autres jugements sur le même objet soit nécessaire. 24
Un résultat important de cette analyse du jugement en général est la relation d’interdépendance entre ses deux principaux modes de validité. La validité objective d’un jugement (son accord à un objet) a comme contrepartie sa validité universelle et nécessaire (pour quiconque). Autrement dit, si mon jugement s’accorde à un objet, il doit aussi s’accorder aux jugements d'autrui et vice-versa : validité objective et validité universelle nécessaire sont donc des concepts réciproques (Wechselbegriffe, dit Kant dans le § 19).25 De ce point de vue, l’objectivité en général et l’intersubjectivité sont les deux faces d'une même pièce.
Cette analyse du jugement objectif en général, à première vue rébarbative, est toutefois décisive pour l'argument kantien, puisque Kant l’applique au contexte particulier de la distinction entre le jugement de perception et le jugement d’expérience : « La validité objective du jugement d'expérience ne veut rien dire d'autre que sa nécessaire validité universelle. » Dans ce contexte, la validité objective du jugement d'expérience sera établie indirectement, à partir de la validité universelle nécessaire. De fait, si ces concepts sont
22 Cf. Rx 6350 (Refl, AA 18 : 676).
23 Cf. KrV B 2.
24 Cette observation est faite aussi par Allison: “it must be a ´subjective universality,` which applies to the universe of judging subjects. Moreover, as is indicated by its connection with necessity, this universality cannot be regarded merely as a contingent circumstance, as if it just happens that everyone agrees regarding the matter; it is rather that in some sense everyone must agree because the judgment holds of the object, which suggests that the universality, like the necessity, is normative in nature” (Allison, 2015, pp. 294-295). 25 Prol, AA 04 : 298.
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réciproques, l’on peut s’appuyer sur l’un pour arriver à l’autre : « Si nous trouvons motif à tenir un jugement pour universellement valable de façon nécessaire [...], il faut que nous le tenions aussi pour objectif, ce qui veut dire qu'il n'énonce pas simplement une relation de la perception à un sujet, mais une manière d'être de l’objet »26 (Prol, AA 04 : 298). Cette preuve est manifestement indirecte. On doit établir la validité objective non pas en montrant à quelle condition a priori un jugement s’accorde avec son objet, mais en montrant à quelle condition a priori un jugement est nécessaire et universel (pour quiconque). Lorsque l’on met en œuvre la méthode régressive des Prolégomènes, on doit se demander quelle est la condition a priori en fonction de laquelle on doit considérer un jugement d’expérience comme universellement valable. Il va de soi que le concept pur de l’entendement est cette condition. En tant que pur, le concept est en effet une condition universelle nécessaire ; en tant qu’intellectuel, il est la condition de l’unité discursive des concepts dans un jugement.27 Ainsi, le concept pur de l’entendement est la condition en fonction de laquelle nous tenons « un jugement pour universellement valable de façon nécessaire ». Mais, étant donné le principe de réciprocité, si un jugement a une validité universelle nécessaire, il a aussi une validité objective.
Le § 19 reprend l'argument du paragraphe précédent en termes très proches. Cela nous dispense de son analyse détaillée, mais non pas de la question de son but. L'argument, en invoquant le principe de réciprocité établi au §18, montre que la preuve de la validité objective sera établie indirectement :
De là vient que la validité objective et la validité universelle nécessaire (pour quiconque) sont des concepts réciproques, et tout en ne sachant pas ce qu’est l’objet en soi, quand nous considérons un jugement comme universellement valable et par conséquent comme nécessaire, c'est la validité objective que l’on entend précisément par-là (Prol, AA 04 : 298).
Il y a, cependant, une différence significative par rapport au §18. Le §18 ne faisait référence à l'objet que comme unité, tout court, sans qualifier ni le terme objet ni le terme unité. Ainsi, le §18 mettait en jeu la condition a priori de l’objectivité en général. En
26 Prol, AA 04 : 298.
27 Selon la Réflexion 5931 (1783 – 1784), la catégorie est la condition de l`unité nécessaire de la conscience d`un jugement de validité objective : « La catégorie est l´unité {nécessaire} de la conscience dans la composition du divers des représentations {intuition}, dans la mesure où elle rend possible le concept d´un objet général (à la différence de l´unité simplement subjective de la conscience des perceptions). Cette unité dans les catégories doit être nécessaire. E. g. un concept, logiquement, peut être sujet ou prédicat. Mais un objet, considéré transcendentalement, présuppose quelque chose qui est nécessairement simplement sujet et l`autre chose simplement prédicat » (Refl, AA 18 : 390 -391 ; Kant 2011, p. 182).
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La déduction transcendantale dans les Prolégomènes
conséquence, l’argument avait pour but de montrer comment un jugement de validité subjective pouvait acquérir une validité objective sous la seule condition de l’objectivité en général, ou plutôt, sous la condition de l’universalité nécessaire (intersubjectivité en général) qui est exprimée par la catégorie. Il n'y a pas de doute qu’une perception, comme représentation, se rapporte aux sens et à leur objet. Il semblerait donc que, dans la démarche argumentative du §18, la référence à l'objet des sens soit implicite. Cependant, l’argument du §18 neutralise cette référence, pour ainsi dire. Puisqu’il s’agit d’une preuve indirecte, l’accord du jugement avec l'objet est montré par son rapport avec l’intersubjectivité ou la conscience en général. Le problème que le §18 se pose est donc de savoir comment un jugement de validité subjective peut acquérir une validité objective en se soumettant aux conditions de la conscience en général.
Par sa stratégie argumentative, donc, le §18 considère la perception seulement du point de vue de son rapport au sujet, et non pas à l’objet des sens28. Plus précisément, par sa stratégie argumentative indirecte, le §18 met en suspens la référence du jugement à l'objet donné in concreto, pour s'astreindre à l'unité nécessaire de l’objet en général, comme corrélat de la conscience en général.29 Ainsi, le rôle du §18 est tout simplement de montrer qu’un jugement de perception, compris comme représentation qui n’a qu’une validité subjective, exige une condition universelle a priori sous laquelle seulement il peut avoir une validité intersubjective et, partant, une validité objective (il s´accord à l’objet).
Ainsi, il faut bien noter qu'il existe dans le §19 une différence importante par rapport au §18, puisque le §19 qualifie l’objet. En fait, au §19, l’objet (Objekt) sera d´abord considéré comme ce « qu’il peut être en lui-même » et ensuite comme « objets des sens » (Gegenständen der Sinne) :
Par ce jugement nous connaissons l’objet [das Objekt] (lors même que par ailleurs ce qu'il peut être en lui-même nous demeure inconnu) grâce à la liaison nécessaire et universellement valable des perceptions données ; et comme c'est le cas de tous les objets des sens [Gegenständen der Sinne], ce n'est pas à la connaissance immédiate de l'objet [Gegenstand] (car elle est impossible), mais uniquement à la condition de la validité universelle des jugements empiriques que les jugements d'expérience emprunteront leur validité objective, et comme nous l'avons dit, ce n'est jamais sur les conditions empiriques, ou même sensibles en général, mais bien sur un pur concept d'entendement que repose cette validité universelle (Prol, AA 04: 298)30.
28 Il est à noter à ce propos que le § 18 définit des jugements empiriques (donc, jugement de perception et jugement d'expérience) en disant qu'ils ont « leur fondement dans une perception immédiate des sens » ; il n’y ici aucune référence à leur objet (Prol, AA 04 : 298).
29 Cf. R 5933 (1783 – 1784) : « Le jugement est l´unité de la conscience du divers dans la représentation d´un objet en général. La catégorie est la représentation d´un objet en général dans la mesure où il est déterminé eu égard à cette unité objective de la conscience (eu égard à l`unité logique) ». (Refl, AA 18 : 390 - 391 ; Kant 2011, p. 184).
30 Traduction modifiée.
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Dès lors, on a une double indication. La première, c’est que le §19 doit prendre en compte le rapport du jugement à un objet donné in concreto. (« les objets des sens »).31 La deuxième indication, c’est que le § 19 doit le faire dans le contexte de l'idéalisme formel, établi dans la première partie des Prolégomènes. En effet, ici, le terme d'objet est spécifié de deux façons : l'objet inconnu (Objekt) et l'objet des sens (Gegenstand).
Quelle est l’importance de cette distinction ? Evidemment, elle vise à nier que le jugement d’expérience puisse emprunter sa validité objective à la connaissance immédiate de l’objet. Cette connaissance immédiate (unmittelbar) est impossible pour deux raisons.
(1) Si l'objet est objet des sens, aucun jugement, comme unité discursive des concepts, ne peut se rapporter à l’objet sauf par la médiation d’une intuition sensible (i.e., d’une perception) ; (2) si l'objet est l'objet considéré en lui-même, sans la médiation des formes pures de sa présentation, on n’a ni connaissance immédiate ni a fortiori connaissance médiate. En excluant ces deux cas, il ne reste plus que l'appel à la condition de l'universalité des conditions intellectuelles du jugement lui-même : c´est « (…) uniquement à la condition de la validité universelle des jugements empiriques que les jugements d'expérience emprunteront leur validité objective ». Cette condition de l’universalité (pour quiconque) n’est autre que le concept pur de l’entendement. Étant donné le principe de réciprocité, il est par là démontré que le concept pur, parce qu’il a une « validité universelle nécessaire (pour quiconque) », a également une validité objective.
Cependant, si l’argument s’arrêtait ici, il serait assez trivial par rapport au §18, comme s’il affirmait, au fond, que ce qui est vrai pour l'unité nécessaire des perceptions est vrai aussi pour l'unité nécessaire de leurs objets. Mais il ne s’agit pas du tout de passer trivialement du genre (jugement en général) à l’espèce (jugement d'expérience). En fait, le
§ 19 effectue un pas décisif, qui n'était pas présent au § 18 : il prétend montrer l'universalité nécessaire du jugement pour les objets phénoménaux dont le corrélat existentiel est quelque chose d'inconnu en lui-même. La suite du texte le montre bien, en s’appuyant directement sur la doctrine de l’idéalisme formel :
L'objet [Objekt] demeure en lui-même à jamais inconnu ; mais lorsque, grâce au concept d'entendement, la liaison des représentations qui sont données de cet objet à notre sensibilité est déterminée comme valable universellement, alors l'objet [Gegenstand] est déterminé grâce à cette relation et le jugement est objectif (Prol, AA 04 : 299).32
31 Le paragraphe 8 des Prolégomènes avait déjà indiqué la nécessité de passer du concept pur, comme concept d'objet en général, à son emploi in concreto: « Il est vrai qu'il y a bien des concepts tels que nous sommes capables d`en former quelques-uns tout à fait a priori : ceux qui n`impliquent que la pensée d'un objet en général, sans nous trouver en un rapport immédiat à l`objet, par exemple : les concepts de grandeur, celui de cause etc. … ; mais même ces concepts-là ont cependant besoin, pour acquérir valeur et sens, de quelque emploi in concreto, c'est-à-dire, de l'application à une quelconque intuition, grâce à laquelle nous soit donné un objet de ces concepts » (Prol, AA 04: 283).
32 Selon le texte original: « Das Object bleibt an sich selbst immer unbekannt; wenn aber durch den Verstandesbegriff die Verknüpfung der Vorstellungen, die unsrer Sinnlichkeit von ihm gegeben sind, als allgemeingültig bestimmt wird, so wird der Gegenstand durch dieses Verhältniß bestimmt, und das Urtheil ist objectiv“ (Prol, AA 04: 299).
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La déduction transcendantale dans les Prolégomènes
Il faut remarquer que Kant ne dit pas que, puisque l'objet demeure en lui-même à jamais inconnu notre connaissance d´un objet est réduite à une détermination des représentations sensibles par le concept pur de l’entendement. Une telle lecture rejoindrait celle de Garve, pour qui “l´entendement fait des objets”. Kant, cependant, dit tout autre chose. Le terme « en soi » est un terme qui modifie le verbe (« demeure"), non pas un adjectif qualifiant l’objet (« L’objet [Objekt] demeure en lui-même à jamais inconnu »). Ensuite, Kant dit que les représentations sensibles sont des représentations de cet objet (Objekt) qui reste en lui-même toujours inconnu (« des représentations qui sont données de cet objet »). Rappelons-nous que cette formulation est très proche de la formulation que nous avons déjà trouvée dans la première partie des Prolégomènes. Kant disait alors : l’apparition est « l’apparition de cet objet qui nous est inconnu, mais qui n’en est pas moins réel » (Prol, AA 04 : 289). Troisièmement, Kant dit ici que la liaison des représentations sensibles de cet objet (Objekt) qui « demeure en lui-même à jamais inconnu » reçoit une valeur universelle par le concept pur. Quatrièmement, il affirme que par cette la liaison l’objet (Gegenstand) devient déterminé. Ainsi, à partir du dernier de ces quatre points, on arrive à ce résultat-ci : le concept pur est la détermination comme objet (Gegenstand) d'une connexion de représentations sensibles d'un objet (Objekt) qui demeure, au cours de toutes ces étapes, toujours inconnu en soi même. Ici, nous trouvons la caractéristique des Prolégomènes, c´est-à-dire, l’identité de l'objet dans les différentes étapes de la réflexion critique : comme une chose considérée en soi, comme l’apparition de cette chose donnée à la sensibilité et comme un phénomène déterminé par un jugement de valeur universel.
La question la plus naturelle est donc : pourquoi ne pas prétendre connaître les choses en soi ? Les Prolégomènes ont déjà donné la réponse dans leur première partie, dans le contexte de l’idéalisme formel. L’existence de quelque chose est toujours sa présentation immédiate à nous selon nos formes a priori de présentation. Dans le contexte du jugement d’expérience, la réponse n’est pas essentiellement différente. On ne prend pas quelque chose comme quelque chose en lui-même (Etwas als Etwas), mais toujours comme objet pour nous (Etwas als Gegenstand).33 Si tel est le cas, l’existence réelle de la chose présentée par l´ intuition sensible comme apparition demeure toujours le terme auquel nous sommes renvoyés par le jugement si les concepts purs doivent acquérir une réalité objective. 34
33 Selon la formule du § 14 de la déduction transcendantale de la Critique de la raison pure : « Comme la représentation ne donne pas par elle-même l’existence [Dasein] à son objet (car il n’est pas ici question de la causalité qu’elle peut avoir au moyen de la volonté), elle détermine l’objet a priori en ce sens qu’elle seule permet de connaître quelque chose [etwas] comme object » (KrV A92/125). Voir sur ce point (Licht dos Santos, 2009).
34 Le terme "réalité objective" figure dans la première partie des Prolégomènes, tandis que "validité objective" est un terme caractéristique des paragraphes § 18 et § 19 de la seconde partie : « La mathématique pure et notamment la géométrie pure, ne peut avoir de réalité objective qu'à la condition de concerner uniquement les objets des sens ; mais on établit ce principe à propos de ceux-ci que notre représentation sensible n’est représentation des choses en elles-mêmes, mais seulement de la manière dont celles-ci nous apparaissent » (« …unsre sinnliche Vorstellung keinesweges eine Vorstellung der Dinge an sich selbst,
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Le résultat ainsi obtenu est remarquable à plusieurs points de vue :
il correspond parfaitement aux exigences de la nouvelle méthode d'exposition introduite par les Prolégomènes dans la mesure où il rend visible l'articulation entre leurs deux premières parties ; en fait, le § 19, en rapportant les conditions d'objectivité générale du jugement au cadre de l'idéalisme transcendantal, articule et unifie l'analyse critique des conditions sensibles et l'analyse des conditions intellectuelles ;
ce résultat justifie donc la cohérence doctrinale des Prolégomènes en montrant que les deux parties de cet ouvrage ne sont pas seulement parallèles, mais sont corrélées ;
ainsi, il offre une réponse complète à l'objection de Garve. Cette objection relève tout aussi bien de l’Esthétique que de l’Analytique Transcendantale de la Critique de la raison pure. La déduction transcendantale dans les Prolégomènes, en montrant que l'objet jugé ne peut être réduit à la simple connexion interne des représentations sensibles, mais possède comme corrélat « l'existence de la chose qui apparaît », répond intégralement aux deux côtés de l'objection de Garve.
Ce résultat offre donc une conception intéressante du jugement qui ne réduit pas le rapport de la représentation à son objet à une simple relation interne entre des représentations sensibles et des représentations intellectuelles. Au lieu de reléguer la chose elle-même à un incommode préambule de l'examen de l'objectivité des jugements empiriques, la déduction transcendantale des Prolégomènes incorpore l'existence de la chose comme fondement réel du phénomène, d'abord présenté dans la sensibilité et ensuite déterminé comme objet de connaissance par un concept pur dans le jugement de l'expérience. L’analyse des conditions formelles de la représentation des objets présente donc un réalisme robuste, à la fois direct et critique. Le réalisme est direct puisque, selon la première partie des Prolégomènes, l'intuition sensible est la présentation immédiate de la chose elle-même en tant que phénomène ; et ce réalisme est critique dans la mesure où il constitue une contrepartie nécessaire de l'idéalisme formel, corollaire de l´analyse critique des conditions formelles de la représentation d´objet. Par cette analyse, la cognition objective s´explique par l`accord entre le fondement formel et le fondement réel de la représentation.
Cependant, bien qu’il soit intéressant, ce résultat est, pris par lui-même, superflu. Si une déduction transcendantale est nécessaire, c’est pour résoudre le problème
sondern nur der Art sei, wie sie uns erscheinen ») (Prol, AA 04 : 287 ; souligné par moi) «. « Celles-ci » : c’est-à-dire, les choses en elles-mêmes qui nous apparaissent. On a donc ici, comme dans le § 19 des Prolégomènes, le même principe de l'identité ontologique de l'objet dans les différentes étapes de la réflexion critique de l’objectivité. Pour finir, il faut remarquer qu’autant cette expression (« identité ontologique de l'objet dans ses différentes étapes de détermination ») que la conception générale qui la soutient, nous les avons empruntées à Bernard Rousset (1967,167).
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La déduction transcendantale dans les Prolégomènes
de la métaphysique transcendante, qui est la question traitée dans la dernière partie des
Prolégomènes :
Pour leur sûreté et certitude propres, mathématique pure et science pure de la nature n'auraient eu nul besoin de la Déduction dont nous venons de les munir ; car la première s'appuie sur son évidence propre ; quant à la seconde, bien qu'elle soit issue des sources pures de l'entendement, elle s'appuie cependant sur l'expérience et la confirmation qu'elle ne cesse d'en recevoir [...].Ce n'est donc pas pour elles que ces deux sciences avaient besoin de l'enquête en question, c’est pour une autre science : la métaphysique. (Prol, AA 04 : 327)
Ainsi, toute la démarche analytique des Prolégomènes a pour but la délimitation de la connaissance en vertu du problème de la métaphysique transcendante. Toutefois, selon la conception critique, la limite « appartient à la fois au contenu interne et à l'espace situé en dehors de sa surface donnée » (Prol, AA 04 : 361), c'est-à-dire qu'elle appartient à la fois à l´apparition et à « l'existence de la chose qui apparaît ». Alors, c’est seulement en vertu du problème de la délimitation de la connaissance que la preuve de la réalité objective des catégories, telle qu'elle est accomplie dans le §19, montre vraiment toute son importance, selon la nature synoptique de la méthode régressive caractéristique des Prolégomènes.
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