Ediciones Complutense Creative Commons BY

TEXTOS Y FUENTES ORIGINALES

Franchir les murs entre les disciplines au XXIe siècle1

Nicol A. Barria-Asenjo
Dirección de Investigación, Universidad de Los Lagos, Chile ORCID iD
Jacques Rancière
Émérite de l'Université de Paris VIII et de l'European Graduate School, Francia
Publicado: 30/09/2025

Résumé: Ces dialogues inédits ont été construits au cours de l'année 2024, un document qui tente de contribuer au terrain complexe et diversifié de l'histoire des idées au XXIe siècle. Une fois de plus, il souligne l'importance d'étudier les contributions de notre époque. L'intervention théorique et intellectuelle dans le présent implique une approche vivante des divers outils conceptuels qui sont en train d'être tissés. Le travail intellectuel d'aujourd'hui représentera et cristallisera les fondations de l'académie intellectuelle de demain. Quel est notre devoir et notre responsabilité en tant qu'intellectuels dans notre situation actuelle ? Faire tomber les murs des sciences sociales et humaines, tel est l'objectif de ces dialogues. Ce document réunit deux générations, deux voix et trajectoires, d'une part, une trajectoire initiale, un intellectuel de 29 ans de nationalité chilienne qui a consolidé de nouvelles possibilités de construire des communautés intellectuelles au niveau mondial, d'autre part, nous avons l'un des intellectuels les plus reconnus de l'académie française, à 85 ans, précédé d'une contribution fondamentale dans diverses disciplines. Une rencontre qui permet de comprendre qu'il existe une persistance dans les luttes communes, des espaces du commun qui se construisent à partir de la différence. Ces dialogues sont la représentation des croisements et des ouvertures qui sont nécessaires pour générer dans l'académie d'aujourd'hui. Il n'y a pas de tours d'ivoire qui puissent contribuer, nous avons des batailles communes devant nous qui nécessitent la rencontre, la solidarité et l'engagement politique et social. Il est important de briser les murs des sciences sociales et humaines aujourd'hui, de sortir des tranchées.

ES Cruzar los muros entre las disciplinas en el siglo XXI

Resumen: Estos diálogos inéditos fueron construidos a lo largo del 2024, es un documento que intenta contribuir al complejo y diverso terreno de la Historia de las Ideas del Siglo XXI. Una vez más, se pone en evidencia la importancia del estudio de las contribuciones de nuestra época. La intervención teórica e intelectual en el presente, implica una aproximación en vivo a las diversas herramientas conceptuales que se están tejiendo. El trabajo intelectual de hoy representará y se cristalizará en los cimientos de la academia intelectual del mañana. ¿Cual es nuestro deber y responsabilidad en tanto intelectual en nuestra situación actual? Romper los muros de las Ciencias Sociales y Humanidades es el objetivo de estos diálogos. En este documento se reúnen dos generaciones, dos voces y trayectorias, por un lado, una trayectoria inicial, una intelectual de 29 años de nacionalidad chilena que ha consolidado nuevas posibilidad de construir comunidades intelectuales a nivel global, en el otro costado, tenemos a uno de los intelectuales más reconocidos de la academia francesa, a sus 85 años le precede una contribución fundamental en diversas disciplinas. Un encuentro que posibilita entender que hay una persistencia en las luchas comunes, espacios desde lo común que se construyen desde la diferencia. Estos diálogos son la representación de los cruces y aperturas que son necesarios generar en la academia hoy. No hay torres de marfil que puedan contribuir, tenemos en el frente batallas comunes que requieren del encuentro, la solidaridad y el compromiso político y social. Es importante romper los muros de las ciencias sociales y las humanidades hoy, salir de las trincheras.

ENG Crossing the walls between disciplines in the 21st century

Abstract: These unpublished dialogues were constructed throughout 2024, is a document that attempts to contribute to the complex and diverse terrain of the History of Ideas of the XXI Century. Once again, it highlights the importance of the study of the contributions of our time. Theoretical and intellectual intervention in the present implies a live approach to the diverse conceptual tools that are being woven. The intellectual work of today will represent and crystallize into the foundations of the intellectual academy of tomorrow. What is our duty and responsibility as intellectuals in our present situation? Breaking down the walls of the Social Sciences and Humanities is the goal of these dialogues. This document brings together two generations, two voices and trajectories, on the one hand, an initial trajectory, an intellectual of 29 years of Chilean nationality who has consolidated new possibilities of building intellectual communities globally, on the other side, we have one of the most recognized intellectuals of the French academy, at 85 years old, preceded by a fundamental contribution in various disciplines. A meeting that makes it possible to understand that there is a persistence in common struggles, spaces from the common that are built from the difference. These dialogues are the representation of the crossings and openings that are necessary to generate in the academy today. There are no ivory towers that can contribute, we have in front of us common battles that require encounter, solidarity and political and social commitment. It is important to break down the walls of the social sciences and humanities today, to get out of the trenches.

Cómo citar: Barria-Asenjo, N. A. & Rancière, J. (2025). Franchir les murs entre les disciplines au XXIe siècle. Anales del Seminario de Historia de la Filosofía, 42(3), 695-701. https://dx.doi.org/10.5209/ashf.103575

1. Nicol A. Barria-Asenjo2

Dans votre livre: “Dis-Agreement. Politics and Philosophy”, vous nous invitez à réfléchir sur les rencontres et les malentendus qui se produisent lorsque l’on parle de la philosophie Dada et de la politique, en posant dès la première page la question suivante : »Existe-t-il une philosophie politique ? Dans le même livre, plus loin, vous écrivez :

“This is the initial scandal of politics that the facts of democracy in vite philosophy to ponder. Philosophy’s atomic project, as summed up in Plato, is to replace the arithmetical order, the order of more or less that regulates the exchange of perishable goods and human woes, with the divine order of geometric proportion that regulates the real good, the common good that is virtually each person’s advantage without be ing to anyone’s disadvantage. For this, a science, the science of mathematics, will provide the model, the model of an order of numbering whose very rigor derives from the fact that it escapes the common mea sure. The path of good lies in substituting a mathematics of the in commensurable for the arithmetic of shopkeepers and barterers. The only hitch is that there is at least one sphere in which the simple order of more or less has been left hanging, replaced by a specific order, a specific proportion. This sphere is called politics. Politics exists through the fact of a magnitude that escapes ordinary measurement, this part of those who have no part that is nothing and everything. This paradox ical magnitude has already pulled the plug on market measures, stopped the “current;’ suspended the effects of arithmetic on the social body” (p. 15)3

Vous pourriez essayer de réfléchir à l’apparente nécessité qui promeut qu’à notre époque, la philosophie recourt encore et encore aux phénomènes politiques pour proposer de nouvelles questions. Il semble qu’en pensant à la politique, un besoin philosophique se fait sentir pour penser les conflits politiques à partir des outils de la philosophie et vice-versa. Comment voyez-vous le lien entre philosophie et politique aujourd’hui en 2024 ?

Jacques Ranciere

Toute la question est de savoir comment on pense ce lien de la réflexion philosophique à la rationalité politique. La manière dominante de le penser est résumée dans le syntagme « philosophie politique » . Celui-ci suppose que la philosophie se divise en parties, consacrées chacune à un domaine particulier : la politique, l’art, la science, etc. Le rôle de la philosophie serait alors de poser les concepts fondateurs de chacun de ces domaines : par exemple , celui de « bien commun » pour la politique. Au moment où j’ai commencé à écrire sur cette question, cette tâche confiée à la philosophie prenait un caractère polémique bien défini . Avec l’effondrement du l’ordre arithmétique, l’ordre du plus ou du moins qui règle l’échange des biens périssables et des malheurs humains, par l’ordre divin de la proportion géométrique qui règle le vrai bien, le bien commun qui est virtuellement l’avantage de chacun sans être le désavantage de personne. Pour cela, une science, la science mathématique, fournira le modèle, le modèle d’un ordre de numération dont la rigueur même vient de ce qu’il échappe à la mesure commune. La voie du bien consiste à substituer une mathématique de l’in commensurable à l’arithmétique des boutiquiers et des troqueurs. Le seul hic, c’est qu’il existe au moins une sphère dans laquelle le simple ordre du plus ou du moins a été laissé en suspens, remplacé par un ordre spécifique, une proportion spécifique. Cette sphère s’appelle la politique. La politique existe par le fait d’une grandeur qui échappe à la mesure ordinaire, cette part de ceux qui n’ont pas de part qui est rien et tout. Cette grandeur paradoxale a déjà débranché les mesures marchandes, arrêté le « courant », suspendu les effets de l’arithmétique sur le corps social » (p. 15).

système de pouvoir soviétique , on entendait un peu partout proclamer la nécessité d’un retour à ce que le marxisme avait refoulé: la philosophie politique et surtout celle des Anciens dont la recherche du bien commun était opposée au dévoiement utilitariste de la politique des modernes. C’est ce prétendu retour à un fondement philosophique de la politique que j’ai mis en question. J’ai voulu que , loin que la philosophie ait tracé les contours du politique, elle avait au contraire rencontré cet objet comme un impensable. La philosophie, avec Platon, se propose de substituer l’égalité géométrique de la proportion à l’égalité arithmétique . Or ce simple passage d’un mathématique à une autre se heurte à une autre sorte d’opération mathématique , celle que résume l’incroyable formule — l’incroyable mécompte — prêtée au persan Otanès dans les Histoires d’Hérodote : le tout est dans le grand nombre. Et quand Platon liste dans Les Lois les différents titres à exercer le pouvoir, il est obligé de mentionner en queue de liste le pouvoir extravagant du demos, c’est-à-dire le pouvoir de ceux qui n’ont aucun titre à exercer le pouvoir. La rencontre de la philosophie et de la politique commence par cette incongruité du pouvoir des égaux que la philosophie va dès lors s’efforcer de réduire. C’est ce combat interminable que recouvre la prétendue « philosophie politique » .

Cela ne veut pas dire que la philosophie n’ait rien à dire sur la politique ou qu’elle soit condamnée à toujours la méconnaître . Mais cela veut dire qu’elle ne peut le faire qu’en reconnaissant le mécompte qui empêchera toujours la philosophie d’être la pensée qui fonde la politique mais aussi la politique de se présenter comme une science autonome bien assurée de son domaine et de ses limites. La pratique politique est elle-même le combat incessant sur ce qui est politique, donc le combat incessant pour briser la clôture qui prétend dire quelles formes d’action sont politiques et quels sujets sont qualifiés pour s’en occuper . C’était vrai à l’époque de Platon qui voulait arracher la politique à « l’incompétence » populaire . Cela l’est encore aujourd’hui où la pensée officielle veut la ramener au consensus qui en est le contraire et cherche corrélativement à verser toute forme d’action affirmant , face à lui , le pouvoir des égaux au compte de l’arriération sociale ou à celui du terrorisme. La philosophie peut puiser dans l’expérience même de son mécompte avec la politique les moyens de penser les formes nouvelles d’effacement et de réaffirmation du pouvoir des égaux . Mais si elle peut intervenir ainsi dans les querelles des autres, c’est peut-être parce qu’elle n’a pas de domaine propre, parce que ses objets la poussent continuellement hors d’elle-même . C’est de cette instabilité de sa propre place qu’elle tire quelque compétence à parler de ces affaires de frontières qui sont toujours des affaires de flottement ou de transgression des frontières. C’est pour moi la vocation indisciplinaire de la philosophie: identifier les nœuds de pensée qui défont les lignes de partage entre les territoires, les disciplines et les modes de discours ; reconfigurer sans cesse le territoire du pensable afin de l’arracher à ceux qui s’en prétendent les spécialistes et le restituer à la capacité de tous . Ce travail me semble toujours actuel même si je mesure bien la modestie de ses effets.

2. Nicol A. Barria-Asenjo

Lors d’un entretien, vous avez déclaré ce qui suit :

I’m not a philosopher who has gone from politics to aesthetics, from liberation movements of the past to contemporary art. I have always sought to contest globalizing thought that re­lies on the presupposition of a historical necessity. In the 1970s I conducted research in early-nineteenth-century workers’ archives because the May ’68 movement had highlighted the gap between Marxist theory and the complex history of the actual forms of workers’ emancipation. I did it to counter the return to Marxist dogmatism on the one hand and, on the other, the liquidation of the very thought of workers’ emancipation in the guise of a critique of Marxism. Later I weighed in on questions of contemporary art, because the interpretation of twentieth-century art movements also found itself implicated in this manipulation of history. Contemporary art was taken hostage in the operation of the “end of utopias,” caught between so-called postmodern discourse, which proclaimed the “end of grand narratives,” and the reversal of modernism itself, as modernist thinkers ended up polemicizing against modernism, ultimately condemning emancipatory art’s utopias and their contribution to totalitarianism. It’s always the same process: using defined periods and great historical ruptures to impose interdictions.4

Pourriez-vous nous parler du processus philosophique derrière la construction du maître signifiant que nous connaissons aujourd’hui par Jacques Rancière, comment pourriez-vous penser rétrospectivement aux contributions de votre travail aux sciences sociales et quels sont, selon vous, les prochains horizons autour de votre trajectoire intellectuelle à notre époque ?

Jacques Ranciere

Le fil rouge qui relie mes interventions dans des domaines apparemment éloignés — politique, histoire, littérature, esthétique— , c’est une même mise en question du rôle donné au temps comme principe d’impossibilité, c’est-à-dire en fait, d’interdiction. Le temps joue le rôle de la nécessité à laquelle on ne peut s’opposer sous deux aspects. Le plus visible concerne l’aspect horizontal dont le déroulement est posé comme une évolution déterminée par un enchaînement nécessaire de causes et d’effets . Selon ce principe, une chose ne peut venir que comme résultat de la réunion de l’ensemble de ses conditions . Pour le pédagogue , l’enfant ne peut apprendre que selon une progression réglée du plus simple au plus complexe ; pour le stratège révolutionnaire, les ouvriers ne peuvent être émancipés que lorsque les conditions du développement des forces productives et de la conscience de ce développement le permettront ; pour l’historien, un individu ne peut avoir que les croyances et les formes de sensibilité qui correspondent à son temps, etc.

Toutes ces constructions du temps renvoient à un modèle originel qui est celui de la raison fictionnelle définie par la Poétique d’Aristote. Ce modèle définit une articulation nécessaire entre un changement de situation ( du bonheur au malheur ou l’inverse) et un passage de l’ignorance au savoir. Mais il laisse aussi percevoir que ce rôle de transformation donné au temps repose sur un partage premier : Aristote dis­tingue le temps de la fiction qui fait de tout événement ou de toute forme de savoir le résultat de l’ensemble de ses conditions du temps de la chronique qui montre simplement des faits et des états qui viennent l’un après l’autre. Autrement dit, la nécessité horizontale de l’enchaînement des causes et des effets résulte elle-même d’une séparation verticale des temps , des conditions et des savoirs. Il y a ceux qui vivent dans le temps des enchaînements rationnels de causes et d’effets ; et il y a ceux qui vivent dans le temps des choses qui arrivent les unes après les autres, ceux pour qui la nécessité s’identifie simplement au fait d’être là où ils sont , à une place d’où ils ne peuvent voir que des ombres qui se succèdent sans raison. Ce temps d’en-bas est celui de la caverne platonicienne où les capacités perceptives des prisonniers sont strictement déterminées par le fait d’être attachés par un lien qui ne leur permet ni de se déplacer ni de tourner leur tête. C’est exactement le même temps qui , selon Platon, impose à l’ouvrier de rester dans l’atelier parce que « le travail n’attend pas », contrainte faussement empirique qui s’identifie en fait à la relégation symbolique des âmes dans la composition desquelles le dieu a mis du fer au lieu d’or.

Tout mon travail s’est efforcé de mettre en lumière cette articulation fondamentale des deux dimensions du temps. La Nuit des prolétaires opposait à la vision évolutionniste de la libération à venir par la maturation du développement capitaliste et de la conscience ouvrière le travail des ouvriers pour briser le partage vertical des temps qui les enfermait dans la caverne , c’est-à-dire dans le cycle du temps répétitif formé par l’alternance de la journée de travail et du repos nocturne . J’ai montré comment l ‘émancipation ouvrière commençait pour les ouvriers par le fait de prendre le temps qu’ils n’avaient pas en utilisant les heures de la nuit pour des activités qui n’étaient pas leur affaire : lire, écrire, se réunir, créer des journaux ouvriers ou de la poésie ouvrière.

Le Maître ignorant reprenait de même la leçon provocatrice de Joseph Jacotot : le processus par lequel le pédagogue prétend élever progressivement l’élève au même niveau de savoir que lui ne fait que reproduire indéfiniment le privilège du savant sur l’ignorant et il transforme ainsi une affaire de plus et de moins en une différence radicale entre le monde de ceux qui savent et le monde de ceux qui ne savent pas. L’ émancipation intellectuelle commence, elle, à n’importe quel moment et en n’importe quel point avec l’effort pour briser le cercle. Mes travaux sur la littérature ont, de leur côté, mis au centre de la révolution littéraire moderne la remise en cause de l’opposition entre le temps de la chronique et celui de la fiction, la construction d’une temporalité sans hiérarchie mettant un entrelacement de micro-événements sensibles à la place des enchaînements qui déduisent les événements de leur possibilité.

Contre la vision qui voit la libération sortir du temps même de la nécessité , je me suis efforcé de marquer l’hétérogénéité du temps de l’émancipation, un temps construit à partir des moments singuliers qui créent des brèches dans le temps dominant. Ce travail me semble toujours d’actualité dans un contexte où la pensée dominante a repris à son compte la vision marxiste de la nécessité historique pour l’appliquer au processus de la globalisation économique.

3. Nicol A. Barria-Asenjo

Il existe des liens étroits entre vos livres : Le maître d’école ignorant et Le spectateur émancipé. On y retrouve des notions telles que l’enseignant, le savoir, la connaissance, la passivité et l’activité, l’ignorance. Selon vous, l’important est « d’interpréter la domination sociale comme une question de savoir et d’ignorance ».

Vous proposez une critique philosophique autour des positions et des rôles sociaux, vous soulignez que « bien sûr, tout cela me ramène au modèle platonicien de la relation entre les personnes enfermées dans la caverne et les élus ». Pourriez-vous nous donner une interprétation du modèle platonicien et nous dire quelles sont, selon vous, les grandes leçons que nous refusons encore de voir aujourd’hui, au XXIe siècle ?

Jacques Ranciere

Le modèle platonicien propose une coupure du monde en deux : il y a ceux qui sont dans la caverne et ceux qui en sont sortis. Les hommes de la caverne sont censés devoir leur situation au fait qu’ils sont incapables de voir. Mais cette incapacité à voir est programmée dans le dispositif même qui les attache à une place déterminée sans leur permettre d’en bouger . Autrement dit, la caverne est une machine conceptuelle propre à transformer indéfiniment l’effet de la domination en effet de l’incapacité des dominés.

Les modernes ont prétendu user de plus générosité en faisant de cette ignorance structurelle une simple affaire de temps empirique , un retard de savoir à rattraper pour le peuple des ignorants comme pour les enfants. C’est le cœur de l’idéologie du progrès qui lie deux promesses d’avenir : la promesse de la réduction de l’écart entre ignorants et savants pour ceux qui suivent bien la leçon des maîtres et la promesse de transformation du monde et de libération à venir portée par la science. La promesse pédagogique et la promesse sociale ainsi liées ont pourtant tôt montré le revers de l’affaire. La promesse de libération pédagogique ne fonctionne qu’au prix de reproduire sans cesse le pouvoir du pédagogue. Et la foi progressiste mise dans les pouvoirs de libération confiés à la science des formations sociales a pour doublure une théorie de l’autre de la science — l’idéologie — qui transforme en cercle la logique de la caverne : les hommes ne peuvent échapper à leur condition d’infériorité que par la connaissance du processus qui les met à leur place , mais le fait même d’être à cette place les empêche d’acquérir cette connaissance qui seule les en arracherait. C’est le double jeu de la science qui , tout en promettant la libération , nous démontre sans cesse ce qui nous en éloigne indéfiniment.

Aujourd’hui ce double jeu a pris une figure banalisée. D’un côté, la science ne nous promet plus guère de liberté. Elle dit simplement la nécessité . En compensation, elle nous enseigne tout ce qu’il faut savoir sur la façon dont le monde fonctionne et dont nous sommes soumis à ce fonctionnement. La science officielle nous explique que le monde organisé par la domination est le seul possible et qu’ il faut bien se garder d’y vouloir changer quelque chose . La science critique nous explique toutes les façons dont la domination organise cette nécessité et continuera à l’organiser tant que le monde n’aura pas changé de base, sans nous donner aucune arme pour contribuer à ce changement. Ces explications de la science sont relayées par l’institution journalistique qui , jour après jour et heure après heure, nous explique la raison de tout ce qui nous arrive. Il n’est plus d’événement si minuscule ni de situation si ano­dine qu’elle échappe au pouvoir de la machine explicatrice. Toute situation, tout comportement , tout événement est expliqué, converti instantanément en sa propre science, et cette science est diffusée à tous constamment .C’est la logique de l’abrutissement bien analysée par Jacotot : nous n’arrêtons pas d’apprendre mais tout ce que nous apprenons nous met dans la dépendance de la machine explicatrice vis-à-vis de laquelle nous sommes perpétuellement en retard. Non seulement la science ne nous promet plus aucune libération mais le savoir qu’elle nous donne en compensation ne cesse de nous enfoncer dans notre situation d’ignorants. C’est la caverne des hommes éclairés et désabusés : nous somme libérés de toutes nos illusions, nous pouvons « décrypter » toutes les ombres qui défilent sur le mur. Mais le mur est plus que jamais là et nous sommes plus que jamais attachés à notre place.

4. Nicol A. Barria-Asenjo

Quel est votre point de vue sur la situation actuelle des sciences sociales et humaines ?

Jacques Ranciere

Derrière les sciences sociales , il y a toujours l’ombre de la science sociale , au singulier. Au temps de Saint-Simon, de Fourier et d’Auguste Comte , celleci se présentait non pas simplement comme un savoir sur les rapports sociaux mais comme un moyen de refonder la société selon sa logique immanente . Plus tard , la science marxiste a prétendu faire de la connaissance de l’évolution des formations sociales, le moyen d’armer les combattants pour mettre à bas la société capitaliste et fonder une société nouvelle. Il est clair que nos sciences sociales universitaires sont dans une situation contradictoire par rapport à ce passé. D’un côté elles sont les héritières historiques de cette tradition. Elles ne cessent d’analyser — et éventuellement de dénoncer — toutes les manières dont la domination agit . Mais, de l’autre, elles ont enterré la prétention d’être une science du combat et l’instrument d’une réorganisation sociale. Ce deuil engendre une forme de mauvaise conscience : le sociologue s’en veut de savoir tant de choses sur la domination sans pouvoir rien contre elle, mais cette mauvaise conscience s’inverse volontiers en aigreur contre ceux ou celles qui croient encore à l’émancipation. Cette ambivalence a marqué en France l’installation de la sociologie comme science universitaire à part entière. En 1964, Bourdieu et Passeron s’en prenaient dans Les Héritiers aux illusions révolutionnaires des jeunes étudiants marxistes qui contestaient leur science . En 1968 la révolte des étudiants de sociologie contre leurs professeurs fut le point de départ de l’insurrection étudiante . Mais la sociologie allait vite prendre sa revanche , sur le mode journalistique avec La Révolution introuvable de Raymond Aron, puis sur le mode scientifique avec La Reproduction de Bourdieu et Passeron. La théorie de la reproduction sociale était désormais une science à part entière, axiologiquement neutre, et donc épurée de toute promesse d’émancipation. La science sociologique s’est ainsi installée à la fois comme l’héritière du marxisme et comme sa liquidatrice. L’histoire savante a participé à cette liquidation en opposant au temps éphémère des explosions révolutionnaires et à la foi dans un processus historique libérateur les grandes inerties de la longue histoire et la façon dont le temps façonnait les humains à sa ressemblance. Le marxisme luimême a compensé la perte de son pouvoir d’action anticapitaliste par une extension indéfinie de sa ca­pacité à montrer en tout phénomène social, idéologique, culturel ou autre une conséquence du capitalisme. Cependant que la science politique officielle se spécialisait dans le travail de transformation de l’opinion en sa propre science.

Cet état des choses , caractéristique des années 1960/1990 a , me semble-t-il , changé depuis lors. Historiens, sociologues ou politistes ont pris leurs distances avec la vulgate scientiste et avec son humeur désabusée. Ils ont prêté une oreille plus attentive à cette rumeur de la bataille que Michel Foucault appelait à entendre derrière les transformations des formes de pouvoir et des modes du savoir. Ils ont porté un intérêt nouveau aux mouvements qui introduisent des brèches dans le cours ordinaire du temps et à la capacité des individus quelconques à penser et à changer leur situation. Ils ont remis en cause les modèles de rationalité apportés par la pensée de la reproduction ou par celle de l’histoire immobile. Les chercheurs en sciences sociales d’aujourd’hui ont été confrontés aux limites de ces modèles par diverses raisons : par la faillite de la vision d’un monde unifié et pacifique qui était censée succéder à l’effondrement du système soviétique ( la ,fameuse fin de l’histoire) ; par les nouvelles formes de lutte dites minoritaires qui remettaient en question les analyses admises de la domination ; par l’influence de sciences comme l’anthropologie dont les objets et les méthodes impliquent un écart radical avec les schèmes mêmes de rationalité sur lesquels s’appuyait la figure dominante du savoir social.

De nos jours donc , les sciences sociales tendent à prendre de la distance avec le schème de la nécessité . Elles veulent aussi faire droit à toutes les manifestations de la capacité des individus quelconques . Mais cette bonne volonté ne va pas sans effets pervers . Ainsi les cultural studies ont fait de toute pratique sociale et de toute forme d’expression des dominés un objet de science. Cette science veut être critique mais elle participe en même temps de la logique tentaculaire de l’explication qui étend sa toile sur toute forme d’expérience. Le même problème se pose pour l’évolution des Humanities . Celles-ci ont voulu se remettre en question et engager une critique des formes de domination auxquelles elles avaient été historiquement associées , celles du suprématisme mâle , blanc et occidental . Mais ces savoirs critiques finissent par étouffer les expériences singulières de la pensée et les inventions sensibles de l’art sous le savoir de leurs conditions et par contribuer ainsi à l’empire de l’explication . La question posée par cette évolution est : comment la science peut-elle s’étendre sans étendre l’ignorance par le même geste ?

5. Nicol A. Barria-Asenjo

Pensez-vous que la place privilégiée des intellectuels au 21ème siècle a encore un rôle, une responsabilité et un devoir dans les luttes sociales et politiques ?

Jacques Ranciere

Je me demande si cette place privilégiée a vraiment existé. Ou alors, si elle a existé, c’est seulement dans des circonstances particulières quand les forces organisationnelles traditionnelles ont été en difficulté pour répondre aux situations ou quand les modes d’interprétation en vigueur se sont trouvées en défaut pour les expliquer . En France , le premier cas s’est produit au moment de la Guerre d’Algérie quand des intellectuels se sont déclarés comme tels pour proclamer un appel à l’insoumission que le Parti Communiste Français ne pouvait assumer. Le second cas s’est présenté dans les années 1970 où l’intellectuel a pris un double rôle : d’un côté comme le représentant d’une subversion qui avait perdu ses repères classiques, notamment les repères ouvrier et communiste ; de l’autre , comme le spécialiste capable d’expliquer à une classe dominante idéologiquement désorientée comment barricades et drapeaux rouges avaient pu ressurgir dans une France qu’ils avaient cru engagée dans la droite voie de la modernisation et du réalisme. Mais cette classe dominante a vite compris que le problème n’était pas de demander aux intellectuels des analyses ou des conseils pour répondre aux perturbations de l’ordre mais d’organiser une contre-révolution intellectuelle susceptible de rendre ces perturbations impensables.

C’est dire que la question aujourd’hui n’est pas celle des intellectuels comme groupe social supposé homogène. Elle est proprement celle de l’intellectualité elle-même. Il fut un temps où la classe dominante pensait qu’il suffisait de bien gérer les formes de sa domination économique en laissant les étudiants et leurs professeurs bavarder à leur aise et entretenir des rêves de révolution . Mais les troubles des années 60/70 lui ont fait comprendre que cela ne suffisait pas, que domination exigeait une refonte générale du paysage de la vie et des manières de penser. D’un côté, elle a fait disparaître les marques visibles de sa domination qui étaient aussi les lieux de sa possible contestation : les usines-symboles ont disparu de nos villes , envoyées très loin, là où des régimes policiers avaient forgé une population de travailleurs dociles . Le peuple ouvrier a été dispersé en une population d’individus isolés et jetables . Et le capitalisme a , quant à lui, proclamé son propre-devenir immatériel et a identifié ce pouvoir « immatériel » à celui des nouveaux moyens de communication entre les individus. Parallèlement , elle a développé , à travers les médias et les réseaux qui lui appartiennent, une formidable campagne idéologique visant non seulement à affirmer le caractère nécessaire de l’ordre capitaliste mais aussi à rendre haïssable toute forme d’égalité . Elle ne s’est pas contentée d’éliminer peu à peu les institutions de solidarité sociale qui inscrivaient l’égalité dans le paysage de la vie quotidienne. Elle a opéré une révision de toute la tradition progressiste occidentale pour montrer qu’elle conduisait nécessairement au totalitarisme et à la terreur . Elle s’en est prise en­suite à toutes les formes de lutte et tous les types d’intellectualité liés aux nouvelles revendications égalitaires ( féministes, antiracistes, décoloniales, etc…) . Elle a œuvré en même temps pour criminaliser ces revendications ( dénonciation du prétendu islamo-gauchisme) et pour dévaloriser, sous le nom de wokisme, tous les savoirs et les modes d’interprétation qui leur servent de légitimation.

Cette polémique s’est tout particulièrement concentrée sur les universités qui sont des lieux privilégiés d’articulation entre recherche intellectuelle et action politique collective. Elle a visé en même temps à les mettre sous contrôle comme foyers d’agitation politique et à les disqualifier intellectuellement et moralement comme lieux de production et de transmission de savoir. Cette bataille a été initiée par une nouvelle intelligentsia qui a renversé ou retourné toutes les valeurs de la tradition progressiste. Mais elle est aujourd’hui directement menée par les magnats de la finance, à travers les médias et les réseaux qu’ils possèdent, et par les tenants du pouvoir à travers les armes de la loi et de la police . La bataille intellectuelle aujourd’hui ne peut plus être considérée comme une bataille particulière menée par une catégorie spécifique. Elle est directement menée à tous les niveaux -économique, gouvernemental, médiatique et autrespar les puissances dominantes , leurs hommes de main et leurs porte-voix. C’est dire que la réponse elle-même doit se mener à tous les niveaux, dans toutes les formes de relations sociales et ne peut donc relever d’un groupe spécial appelé « les intellectuels ». N’oublions pas d’ailleurs que beaucoup de ceux que l’on nomme ainsi ont parti­cipé et participent activement à la contre-révolution intellectuelle.

6. Nicol A. Barria-Asenjo

Ton compromis politique et intellectuel est important et largement reconnu. Quel est le message que vous pourriez laisser aux générations futures ?

Jacques Ranciere

Il m’est difficile d’imaginer dans quel monde vivront les générations à venir et quelle sorte de discours pourra les atteindre. Je ne peux parler qu’à mes contemporains : ceux de ma génération qui ont vécu le même temps des grandes espérances révolutionnaires et de la contre-révolution déchaînée ; mais aussi les nombreux jeunes qui pensent que des gens comme moi peuvent les aider dans leur lutte inégale pour soulever le couvercle que le nouvel ordre mondial fait peser sur eux. Par ailleurs, je n’ai jamais été fort pour dire aux gens ce qu’ils devaient faire. A ceux qui me le demandent je réponds toujours que c’est eux seuls qui peuvent en décider. Ce que je peux pour eux est seulement de les aider dans cette tâche préliminaire qui consiste à essayer de comprendre en quel temps ils vivent : un temps qui n’est plus porté par aucune promesse liée à une prétendue nécessité historique , mais aussi un temps qui peut continuellement être déchiré par l’invention de nouvelles manières de penser et d’agir ensemble qui créent d’autres temporalités. Mais aussi j’ai souvent , pour répondre à ces interrogations , mêlé ma voix à des voix plus anciennes . C’est ce que je ferai encore aujourd’hui. Je viens d’écrire un petit libre consacré aux récits d’Anton Tchekhov. Je l’ai appelé Au loin la liberté . C’est un titre qu’il faut entendre en un double sens . Premièrement, la liberté est loin. Il y aura un temps, dit Tchekhov , où les gens comprendront qu’on ne peut plus vivre comme on le fait aujourd’hui , d’une manière qui tue la vie . Mais on ne peut prédire quand ce temps viendra : dans cent ans, dans deux-cents ans peut-être. Et pourtant , c’est cette possibilité qui nous prescrit d’essayer de changer nos vies dès maintenant . Cette liberté qui est au loin peut à tout moment nous adresser des appels à travers les signes les plus modestes. Et il faut essayer de répondre à chacun de ces appels . Cette tension entre le plus proche et le plus lointain Tchekhov en faisait une trame narrative au temps où le marxisme entreprenait , au contraire, de déterminer par les moyens de la science, les étapes du combat destiné à jeter les bases d’une liberté future. Pour nous qui vivons après la faillite de cette entreprise , la leçon reprend toute son actualité . D’un côté la liberté et l’égalité, comme réalités collectives, sont bien loin . Leurs ennemis s’emploient chaque jour à les éloigner davantage et voudraient même nous en faire perdre le goût. Mais rien ne nous oblige à oublier les brèches qu’elles ont ouvertes dans le temps de la servitude. Elles continuent à nous faire signe et il nous revient de rester attentifs aux signes qu’elles nous adressent et d’inventer les moyens de les faire exister dans le présent, même si aucun mouvement de l’histoire ne garantit le futur de ce présent.



Notas

  1. Este documento es resultado de un programa de investigación financiado por la Universidad de Los Lagos (Chile). Forma par­te del libro titulado: “Intellectuals in the 21st Century. Reconfiguring Ideologies and Global Struggles Against the Elitization of Knowledge”. De publicación en Routledge Studies in Social and Political Though, 2026. Dicho proyecto es una convocatoria internacional que reunió a más de 50 intelectuales contemporáneos de los 5 continentes, pertenecientes a diversas disciplinas, areas de especialización y enfoques teóricos-conceptuales. El proyecto fue liderado por Nicol A. Barria-Asenjo (Dirección de Investigación, Universidad de Los Lagos, Chile).↩︎

  2. Corresponsal Author: Nicol A. Barria-Asenjo. Dirección de Investigación, Universidad de los Lagos de Chile. E-mail: nicol.barria asenjo99@gmail.com↩︎

  3. une traduction possible est proposée au lecteur :« C’est le scandale initial de la politique que les faits de la démocratie in vite la philosophie à méditer. Le projet atomique de la philosophie, tel que le résume Platon, est de remplacer↩︎

  4. Là encore, le lecteur dispose d’une traduction possible: Je ne suis pas un philosophe qui est passé de la politique à l’esthétique, des mouvements de libération du passé à l’art contemporain. J’ai toujours cherché à contester la pensée globalisante qui repose sur le présupposé d’une nécessité historique . Dans les années 1970, j’ai mené des recherches dans les archives ouvrières du début du XIXe siècle parce que le mouvement de mai 68 avait mis en évidence l’écart entre la théorie marxiste et l’histoire complexe des formes réelles d’émancipation des travailleurs. Je l’ai fait pour contrer, d’une part, le retour au dogmatisme marxiste et, d’autre part, la liquidation de la pensée même de l’émancipation ouvrière sous couvert de critique du marxisme. Plus tard, je me suis penché sur les questions d’art contemporain, car l’interprétation des mouvements artistiques du vingtième siècle s’est également trouvée impliquée dans cette manipulation de l’histoire. L’art contemporain a été pris en otage dans l’opération de la « fin des utopies », pris entre le discours dit postmoderne, qui proclame la « fin des grands récits », et le renversement du modernisme lui-même, puisque les penseurs modernistes ont fini par polémiquer contre le modernisme, condamnant finalement les utopies de l’art émancipateur et leur contribution au totalitarisme. C’est toujours le même processus : utiliser des périodes définies et de grandes ruptures historiques pour imposer des interdits.↩︎